Jamais depuis la crise pétrolière des années 1970, l’Occident n’avait du porter une telle attention à sa sécurité d’approvisionnement énergétique. Soudain, en 2022, elle est devenue un élément essentiel de la bataille pour l’Ukraine. Les attaques russes contre des installations énergétiques ont laissé des millions d’Ukrainiens sans électricité pendant un hiver glacial. Comme elle ne pouvait pas obtenir une victoire rapide et décisive en Ukraine, la Russie a changé sa stratégie vers l’attrition, ciblant spécifiquement les infrastructures énergétiques.
Les photographies nocturnes de l’Ukraine montrent maintenant un territoire sombre semblable à des images de la Corée du Nord. La logique est simple: geler les populations pour qu’elles cessent de soutenir leurs troupes et mener une politique de terre brûlée pour rendre l’Ukraine moins attrayante pour les investissements d’après-guerre et affaiblir le soutien occidental. Cette stratégie n’est pas nouvelle. Le régime de Vladimir Poutine utilise les coupures sélectives d’approvisionnement en gaz comme outil de pression contre l’Ukraine depuis au moins l’hiver 2005-06, lorsque les approvisionnements en gaz de l’Union Européenne (UE) ont également été affectés –un premier signal de la volonté de Moscou d’utiliser l’énergie comme une arme géopolitique. Les gouvernements américains avaient depuis longtemps mis en garde contre une dépendance excessive au gaz russe, mais l’UE, et en particulier l’Allemagne, ont continué à augmenter leurs importations en provenance de Russie au cours de la dernière décennie.
Les dirigeants européens ont fait ce choix en raison du faible coût combiné à la fiabilité historique de l’approvisionnement. La nature politique de l’énergie a été ignorée, en particulier en Allemagne, surtout en considérant le gazoduc Nord Stream comme un projet purement commercial. En 2021, l’UE a importé environ 144 milliards de mètres cubes de gaz naturel via des gazoducs russes, ce qui représente environ 30% de son approvisionnement en gaz. Le gaz russe représentait environ 8% de la consommation totale d’énergie de l’Europe en 2021 ce qui s’est traduit par des paiements atteignant près de 20 milliards d’euros à ses fournisseurs russes. Elle a aussi dépensé environ 70 milliards d’euros en produits pétroliers russes cette année-là.
Principaux gazoducs russes vers l’Europe. Samuel Bailey (sam.bailus@gmail.com), Wikimedia Commons, CC BY
Développements à surveiller cet hiver
Cet hiver, l’Ukraine a besoin d’un soutien international, en particulier de la part des États-Unis et de l’Union Européenne. L’UE semble assez bien préparée pour cet hiver, bien que des pénuries de gaz soient encore possibles. Mais trois questions déterminent la durabilité de la position de l’UE à l’égard de la Russie: La Russie cessera-t-elle toutes les livraisons d’hydrocarbures à l’UE? Le climat sera-t-il plus extrême dans les 12 à 18 prochains mois? La Chine reprendra-t-elle une activité économique d’avant le confinement, ce qui exercera une pression supplémentaire sur les marchés mondiaux du gaz naturel liquéfié (GNL)?
En termes de géopolitique, des questions demeurent quant à savoir comment le plafonnement des prix du pétrole russe par l’UE et le G7 affectera les marchés mondiaux, si les marchés s’y conformeront et, dans l’affirmative, si le prix a été fixé correctement.
La Chine pourrait suivre les sanctions du G7 et acheter du pétrole russe à un prix réduit, ce qui ferait perdre à Moscou des revenus et de l’influence. Mais la Chine a la possibilité de créer un système commercial et logistique en dehors des sanctions du G7. Cela aurait un coût initial, mais cela augmenterait son indépendance vis-à-vis de l’Occident, et lui permettrait d’obtenir des approvisionnements en pétrole plus importants de la Russie et de l’Iran.
La préparation de la Russie à la guerre
En fait, la Russie se préparait à militariser l’énergie dès l’été 2021. Ainsi cette année-là, la plus grande unité de stockage de gaz d’Europe à Rehden, en Allemagne, est restée à un niveau inhabituellement bas faut d’approvisionnements, plaçant les niveaux de stockage allemands à environ 70% à la fin d’octobre 2021, contre 95% les années précédentes. Le signal était clair: Poutine pourrait infliger des coûts élevés à une UE hostile. Et la réaction de l’Europe à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été d’élargir et d’augmenter les sanctions imposées après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. L’UE a adopté une législation visant à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et à sanctionner le régime et son économie – y compris son secteur de l’énergie – en boycottant les produits russes.
En mars 2022, un plan a été présenté pour réduire complètement les importations d’énergie russes, y compris une interdiction du charbon qui est entrée en vigueur un mois plus tard. L’UE entend réduire ses importations d’énergie russes de deux tiers d’ici la fin de 2022 et les ramener à atteindre zéro d’ici 2027.
Après que les demandes de paiement du gaz en roubles russes n’aient pas été satisfaites, la Russie a alors interrompu ses exportations vers la Pologne et la Bulgarie fin avril, et des problèmes de maintenance controversés en juillet et le sabotage en septembre du gazoduc Nord Stream 2 se sont traduits par une stagnation à un niveau très faibles des livraisons de gaz.
En avril, l’UE a lancé des plans pour commencer à négocier conjointement des achats à d’autres fournisseurs de gaz et d’hydrogène afin de tirer parti de son poids sur le marché. En mai, un plan visant à réduire rapidement la dépendance aux combustibles fossiles russes et à accélérer « la transition verte » a défini une stratégie d’efficacité énergétique, de diversification des fournisseurs et d’expansion des énergies renouvelables. Les États membres ont intensifié leurs efforts de diversification. L’Allemagne a notamment conclu un accord d’approvisionnement de GNL (Gaz naturel liquéfié) à long terme avec le Qatar et accéléré les processus d’octroi de licences pour trois nouveaux terminaux GNL. Au total, six nouveaux terminaux GNL seront achevés en Allemagne d’ici l’hiver 2023/24. Quelques jours avant que l’UE ne cesse d’importer du pétrole russe, l’UE et le G7 se sont mis d’accord sur un plafonnement des prix du pétrole brut russe à 60 dollars le baril. Cela vise à maintenir le flux de pétrole russe vers les marchés mondiaux tout en limitant les revenus de Moscou.
Neuf séries de sanctions de l’Union Européenne à l’encontre de la Russie ont été prises et complétées par des programmes nationaux visant à réduire la demande d’énergie et à soutenir les consommateurs européens en assumant les coûts de l’énergie. Combinée aux tendances inflationnistes mondiales, cette crise énergétique imminente a déclenché des préparatifs pour remplacer les approvisionnements coûteux en gaz par du charbon ou des énergies renouvelables, en plus des mesures nationales visant à réduire les coûts pour les consommateurs, principalement des réductions d’impôts, des subventions directes à l’énergie et, dans de nombreux cas, une réglementation des prix. Au moment de la rédaction du présent texte, le stockage de gaz en Europe est supérieur à la moyenne quinquennale, la consommation de gaz a diminué et les prix se sont stabilisés à des niveaux élevés mais gérables. La cohésion politique au sein de l’UE a été maintenue, malgré les fissures causées par les pays fortement dépendants de l’énergie russe, en particulier la Hongrie. Si le régime russe ne s’effondre pas ou ne met pas fin à la guerre, on peut s’attendre à une extension des sanctions de l’UE au transport maritime et à l’assurance du pétrole russe, et éventuellement au gaz.
Les crises pétrolières des années 1970 ont eu pour effet une récession économique et une diversification des fournisseurs. 2022 a été l’année où l’énergie est redevenue politique et où l’inquiétude suscitée par les pénuries a déclenché la diversification indispensable de l’énergie vers les énergies renouvelables. En 2023, ce problème ne disparaîtra pas.
Thomas Froehlich Research Fellow, King’s College London
Cet article est republié à partir de The Conversation Canada sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation (en anglais).