Transitions & Energies

Comment la crise énergétique européenne peut se transformer en crise alimentaire


Les productions agricoles européennes sont menacées. Les rendements pourraient baisser et les prix s’envoler. Non seulement les fabricants d’engrais ont mis à l’arrêt leurs usines du fait de l’augmentation ingérable des prix du gaz, mais les importations d’engrais sont en chute libre parce que les principaux exportateurs vers l’Union Européenne étaient la Russie et la Biélorussie, deux pays sous sanction. La Russie est d’ailleurs le premier exportateur mondial d’engrais.

L’envolée des prix de l’énergie depuis le début de l’année, notamment du gaz et de l’électricité, pose un très sérieux problème à  l’industrie européenne. Sa compétitivité, c’est-à-dire sa survie, est en jeu. C’est notamment le cas dans l’aluminium, la sidérurgie et la chimie. Au point que certains groupes industriels envisagent maintenant de délocaliser certaines productions aux Etats-Unis où l’énergie est bien moins chère, de 30 à 40% de moins pour le gaz naturel ce qui est considérable pour des productions dites énergie intensives. Mais cela a aussi des répercussions moins connues qui pourraient devenir dramatiques sur la production agricole et l’approvisionnement alimentaire. Le risque est celui d’une pénurie d’engrais et d’une envolée de leurs prix qui se traduiront par des baisses de rendements importantes des productions agricoles et par une augmentation tout aussi importante des prix.

Pas d’ammoniac sans gaz naturel et pas d’engrais azotés chimiques sans ammoniac

Le problème est que les chimistes européens qui fabriquent les engrais ont tout simplement fermé une bonne partie de leurs usines plutôt que de produire à perte. En septembre, seulement 33% de la capacité de production européenne d’ammoniac était opérationnelle. La baisse relative des cours du gaz a permis une amélioration sensible en octobre avec une remontée à 70% des capacités en activité selon le groupe de recherche industriel CRU Group. Sans ammoniac, il n’est pas possible de produire des engrais azotés chimiques. Or l’azote est indispensable à la croissance des plantes. C’est l’un des principaux composants des acides aminés, des protéines et des acides nucléiques constituant l’ADN de la plante.

Produire de l’ammoniac et donc des engrais azotés nécessite une grande quantité de gaz naturel. Celui-ci représente 80% des coûts de production.

Non seulement, les fabricants sont dans une situation économique intenable, mais les importations sont en chute libre puisqu’elles venaient essentiellement auparavant de Russie et de Biélorussie, pays sous sanctions notamment depuis l’invasion de l’Ukraine en février. Dans les faits, les importations d’engrais provenant de Russie ne sont pas juridiquement sous embargo, mais Moscou a gelé ses exportations en rétorsion aux sanctions de l’Union européenne.

La Russie, premier exportateur mondial d’engrais

Et la Russie est tout simplement le premier exportateur mondial d’engrais et des composants permettant de les fabriquer. Elle assure environ 45% des exportations mondiales d’ammoniac selon le Institute for Agriculture and Trade Policy (IATP). Elle représente aussi 18% des exportations mondiales de potasse et 14% de celles d’engrais phosphatés. La Biélorussie, qui elle fait l’objet de sanctions depuis 2021 sur ses exportations d’engrais, est aussi un exportateur important de produits phosphatés. Le phosphate ou phosphore est au cœur du métabolisme des plantes dont il est un agent nutritif fondamental.

«La chaîne de valeur était incroyablement intégrée» explique au Financial Times le directeur général du groupe norvégien Yara, l’un des principaux producteurs d’engrais en Europe. «Quand vous regardez une carte, où se trouve l’Europe, où se trouve la Russie, où se trouvent les ressources naturelles, ses chaînes ont été créés depuis des décennies. Même durant les moments les plus difficiles de la guerre froide, ses produits ont continué à être échangés. Et tout cela a changé radicalement en l’espace de quelques jours».

Comme avec l’effondrement de son approvisionnement en gaz, l’Europe a réagi dans l’urgence et même la panique pour trouver des fournisseurs alternatifs. Le Maroc est une possibilité qui fournit déjà 40% des importations de phosphates de l’Union Européenne. L’Asie centrale et plus particulièrement l’Ouzbékistan sont des fournisseurs potentiels. L’Ouzbékistan exporte des engrais en Asie et au Moyen-Orient.

Se passer des engrais chimiques est très difficile, l’effondrement de l’agriculture du Sri Lanka en a fait la démonstration

Mais même si l’Europe parvient à remplacer les importations russe et biélorusse, les coûts des engrais ne peuvent que s’envoler et alimenter l’inflation des prix des produits alimentaires. L’IATP, une ONG qui prône une autre agriculture, souligne dans une étude publiée au début du mois que le monde a une véritable addiction aux engrais chimiques dont les coûts sont devenus incontrôlables. Problème, les engrais chimiques ont permis depuis 70 ans de nourrir bien mieux aujourd’hui les 8 milliards d’êtres humains qu’il y a sur terre que les 2 milliards qui existaient en 1950. Il ne va pas être facile de s’en passer, au moins en partie. L’IATP souligne que «les nations du G20 ont payé presque deux fois plus cher leurs importations d’engrais en 2021 par rapport à 2020 et sont en passe de payer trois fois plus en 2022, un coût supplémentaire d’au moins 21,8 milliards de dollars».

Si on y ajoute l’envolée des prix de l’énergie, la chaîne de production alimentaire est menacée, tout particulièrement en Europe. L’IATP voit une opportunité dans la crise pour commencer à se passer des engrais chimiques. Dans les faits, c’est une autre histoire. Le gouvernement néerlandais a voulu imposer une réduction de 70% des émissions d’azote provenant de l’agriculture et a déclenché une vague massive de protestations des agriculteurs dans tout le pays. Plus dramatique, l’effondrement de l’agriculture du Sri Lanka montre que se passer des engrais chimiques est dangereux, surtout si cela est fait trop rapidement.