Transitions & Energies

Gazprom, le géant russe du gaz, commence à perdre pied


Les sanctions occidentales infligées à la Russie après l’invasion de l’Ukraine en février 2022 ont jusqu’à aujourd’hui semblé être d’une efficacité toute relative. Certes, comme l’annonçait et l’espérait Vladimir Poutine l’Europe n’a pas gelé, mais elle paye son énergie, en général, et son gaz, en particulier, beaucoup plus chers et son activité économique en est déprimée au contraire de la Russie. Pour autant, quelques signes montrent que la Russie commence à souffrir. Gazprom, le géant du gaz, premier exportateur mondial, a enregistré l’an dernier sa première perte depuis 1999, de 6,9 milliards de dollars, et une baisse de 27% de son chiffre d’affaires. Et cela pourrait être le début d’un long naufrage.

Lors de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, l’un des principaux moyens de pression de Moscou sur les pays européens afin de limiter leurs réactions et leur soutien à Kiev était leur dépendance au précieux méthane russe. D’ailleurs, la limitation des livraisons de gaz russe avait commencé dans les derniers mois de 2021 afin de réduire les stocks de gaz des pays européens et de les rendre plus vulnérables. C’est ce que démontre notamment une étude de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques.

Cette dépendance était d’autant plus grande qu’en 2021 les pays de l’Union Européenne (UE) avaient importé près de la moitié de leur gaz naturel (45%) depuis la Russie, donnant au Kremlin le moyen de lourdement peser sur leurs économies. Il a d’ailleurs fallu ensuite en payer le prix… Et voilà pourquoi le président russe Vladimir Poutine avait menacé en 2022 de laisser l’Europe geler « comme la queue d’un loup » -une référence à un célèbre conte russe- si elle imposait des sanctions à son pays.

L’aveuglement volontaire de l’Allemagne

Impossible aussi de ne pas comprendre la réticence initiale de l’Allemagne à soutenir Kiev sans avoir en tête l’importance pour son économie, son industrie et le chauffage de sa population, du gazoduc NordStream 1 et de son ex futur frère jumeau, NordStream 2. Il faut évidemment y ajouter le poids de l’histoire. Mais il est indéniable que l’aveuglement allemand sur la dépendance au gaz russe et même la volonté de créer des liens économiques toujours plus forts avec Moscou visaient à éviter à tout prix un conflit avec l’ours russe. Et tout cela sur fond de corruption des milieux politiques et économiques…

Impossible ainsi de ne pas avoir en tête les liens particulièrement étroits entre les cercles politiques de certains pays, à commencer par ceux de l’Allemagne et Gazprom, le géant du gaz, premier exportateur mondial, entreprise d’Etat russe partiellement privatisée. Par le biais de sociétés écrans, elle aurait aussi servi de porte-monnaie personnel à Vladimir Poutine. Une enquête de l’agence russe de presse indépendante Proekt media a ainsi montré comment Alexeï Miller, directeur général de Gazprom, a mis à la disposition de son ami et président l’ensemble de la structure financière du groupe pour lui permettre de s’enrichir. Proekt média a par exemple retrouvé un parc immobilier de plus d’un milliard de dollars.

On peut aussi penser à l’emblématique chancelier allemand Gerhard Schröder, qui, prendra même la direction de la société NordStream AG en novembre 2005 moins d’une semaine après sa défaite aux élections fédérales allemandes. Il rebondira ensuite chez Rosneft, deuxième entreprise pétrolière russe dont il deviendra directeur en 2017 et il finira même par prendre la présidence du conseil d’administration de Gazprom au début de l’année 2022, poste qu’il refusera dans un premier temps de quitter suite à l’invasion de l’Ukraine tout en réclamant une modération des sanctions.

Dans le même registre, Karin Kneissl, ancienne ministre des Affaires étrangères autrichienne, qui en 2018 avait été vue, à son mariage, danser avec le président russe. Et en 2024, faute d’autre possibilité, l’Autriche continue d’acheter 100% de son gaz à la Russie…

Aucune sanction sur le gaz russe dans les mois qui suivent l’invasion

Toutes ses raisons, avant tout la dépendance économique mais aussi la proximité parfois avec le Kremlin expliquent pourquoi durant les premiers mois ayant suivi l’invasion de l’Ukraine, aucune sanction ne sera mise en place sur les importations de gaz russe. Le temps pour les Européens d’essayer de trouver des alternatives. Ainsi, durant une bonne partie de l’année 2022, Gazprom profitera de l’envolée des cours du gaz pour générer des bénéfices exceptionnels en vendant sa précieuse molécule à l’ouest.

Ce n’est qu’en septembre 2022 que tout va véritablement changer. Le 26 septembre précisément, trois puissantes explosions sont détectées sous la mer Baltique et une perte de pression est immédiatement signalée dans les gazoducs de 1.200 kilomètres de long posés au fond de la mer Nordstream1 et Nordstream 2 dont la construction était terminée mais qui n’était pas encore entré en service. Les deux gazoducs qui permettaient d’alimenter directement l’Allemagne et l’Europe de l’Ouest sans passer par l’Ukraine et la Pologne ont été sabotés et sont inutilisables et irréparables. Nordstream 2 avait coûté la bagatelle de 11 milliards de dollars. Tout retour à des relations énergétiques « normales » entre la Russie et l’Europe est alors devenu impossible. Et les enquêtes journalistiques semblent indiquer que l’Ukraine est derrière le sabotage.

La bouée de sauvetage du GNL

Même si alors Nordstream 1 ne délivrait presque plus de gaz à l’Allemagne sous des prétextes de difficultés techniques, la Russie utilisant tous les moyens pour mettre Berlin sous pression, la destruction des deux gazoducs a contraint les Européens à agir et rapidement. Deux leviers ont alors été activés : la réduction de la consommation de gaz d’une part, et la diversification des pays fournisseurs d’autre part avec pour corollaire na nécessité d’augmenter les capacités européennes d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) et donc de se doter de terminaux portuaires méthaniers dont l’Allemagne était totalement dépourvue se refusant à imaginer une alternative à l’achat de gaz russe.

Les importations de GNL ont très rapidement augmenté, depuis les Etats-Unis et le Qatar notamment, mais aussi depuis la Russie qui a pu ainsi compenser une faible partie des volumes qu’elle ne pouvait plus livrer par les gazoducs. Et les sanctions mises en place contre les importations de gaz russe n’ont eu aucun impact. Il s’agissait juste d’effet d’annonce avec un prix plafond délirant de 180€/MWh. Le gaz naturel se négocie aujourd’hui sur les marchés autour des 30€/MWh.

La lente asphyxie de Gazprom

Pourtant, Gazprom a fini aussi par subir les conséquences de la baisse considérable de ses exportations. Les tentatives pour diversifier les modes d’exportation avec le GNL ou pour réorienter les flux vers l’Asie, n’ont pas changé grand-chose. Les infrastructures lourdes indispensables au commerce mondial du gaz naturel ne se construisent pas en quelques mois. Gazprom vient ainsi d’annoncer avoir subi l’an dernier une perte record de 6,9 milliards de dollars, la première depuis 1999, liée à la baisse massive des volumes exportés couplé à un reflux des cours sur les marchés mondiaux après les sommets historiques de 2022.

Et cela pourrait être le début d’un long naufrage. Gazprom a annoncé devoir pour limiter ses pertes en 2024, réduire au minimum de 20% ses investissements. Voilà qui va compliquer encore la maintenance de son appareil de production et sa réorientation vers l’Asie et la liquéfaction (GNL). Gazprom subit en quelque sorte une mise à mort par lente asphyxie. Et la commission européenne a l’intention de serrer un peu plus le garrot, en interdisant toute importation de GNL russe.

Se passer totalement du gaz russe

Bruxelles est aujourd’hui rassuré et confiant même si les institutions européennes auraient tort de sous-estimer l’impact économique de l’augmentation des prix de l’énergie. En tout cas, l’UE a réussi, en moins de deux ans, à ramener de 45% du total à 15% sa consommation de gaz provenant de la Russie. L’objectif maintenant est presque de tendre vers zéro. Et l’Ukraine va jouer un rôle pour cela. Un des derniers gazoducs desservant l’Europe traverse le territoire ukrainien. Brotherhood (fraternité) de son nom de baptême sert à livrer du gaz à certains pays enclavés ou restés proches de Moscou comme l’Autriche et la Hongrie. Le contrat signé en 2019 pour une durée de 5 ans prévoit que l’Ukraine soit rémunérée et n’a pas été dénoncé, les deux parties y trouvant leur compte. Mais le gouvernement ukrainien a annoncé qu’il ne comptait pas renouveler le contrat à son échéance le 31 décembre 2024.

Loin des clichés d’un effondrement rapide pour les uns, ou d’une formidable résilience pour les autres, les effets de la guerre et des sanctions sur l’industrie gazière russe sont aujourd’hui bien réels.

Philippe Thomazo

La rédaction