Transitions & Energies

La Russie a préparé des mois à l’avance l’invasion de l’Ukraine en limitant ses exportations de gaz vers l’Europe


De façon délibérée, la Russie a commencé dès l’année 2021 à réduire ses exportations de gaz vers l’Europe et notamment à limiter celles transitant par l’Ukraine et la Pologne. Il s’agissait à la fois de fragiliser l’Europe et de la rendre plus dépendante des approvisionnements russes et de limiter l’impact d’une invasion de l’Ukraine sur les fournitures de gaz. C’est ce que démontre clairement une étude récente de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques réalisée notamment par les équipes de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques). Elle montre également que la Russie reste un fournisseur important de gaz à l’Europe via le GNL (Gaz naturel liquéfié) et à la possibilité de passer via un gazoduc par la Turquie ce qui lui permettrait de dissimuler l’origine du gaz.

La stratégie de la Russie, pour préparer l’invasion de l’Ukraine en février 2022, a consisté sur le plan énergétique à fragiliser l’Europe et la rendre plus dépendante des approvisionnements en limitant dès 2021 les livraisons de Gazprom. Elle a consisté aussi à contourner systématiquement l’Ukraine et la Pologne.

C’est ce que montre une étude publiée très récemment par l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques qui est coordonné par l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) en consortium avec Enerdata et Cassini dans le cadre d’un contrat avec la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées.

Ainsi, dès 2021, Gazprom a «initié une stratégie de limitation de ses exportations de gaz à destination de l’UE [Union Européenne]» et privilégié un acheminement de son gaz via les gazoducs Nord Stream et TurkStream, ce qui lui permettait de contourner l’Ukraine et la Pologne comme pays de transit. «L’entreprise russe s’est contentée d’utiliser la voie ukrainienne au minimum prévu par le contrat long terme qu’elle a conclu avec Naftogaz, alors que cette voie de transit lui permettrait d’envoyer des volumes beaucoup plus importants (jusqu’à 146 Gm3)… De plus, Gazprom a cessé de vendre du gaz sur sa plateforme électronique et a maintenu les capacités de stockage qu’elle contrôlait en Europe à un niveau extrêmement bas tout au long de l’année. Ce comportement, dans un contexte de production importante de gaz en Russie et d’une demande croissante par les pays de l’UE, diffère de la stratégie observée les années précédentes et des stratégies économiques des autres opérateurs du marché

Gazprom s’est en fait «contenté de remplir ses obligations contractuelles sans envoyer de gaz supplémentaire malgré la demande européenne» avant de réduire drastiquement en 2022 ses exportations vers le marché européen, celles-ci étant l’an dernier de 66,6 milliards de m3 (Gm3), contre 137 Gm3 en 2021. Toujours l’an dernier, Gazprom aura finalement fourni moins d’un cinquième des 337,4 Gm3 de gaz importés par l’UE. Voilà pourquoi la Norvège est devenue en 2022 le principal fournisseur de gaz du marché européen qui a procédé à des importations massives de GNL (Gaz naturel liquéfié), notamment en provenance des États-Unis.

Pour autant, Gazprom n’a pas trop souffert de cette situation, au moins en 2022. «Si Gazprom a limité sa fourniture de gaz dans l’UE, les prix observés sur les marchés lui ont largement permis de compenser cet effet volume. En 2022, Gazprom était le plus grand contributeur au budget fédéral (environ 79,6 milliards de dollars) de l’État russe. Cependant, ce dernier, en obligeant Gazprom à contribuer à une telle hauteur au financement du budget fédéral pourrait rendre l’avenir financier de l’entreprise incertain. Elle est en effet privée de son principal marché, l’Europe, dans un contexte d’incertitudes majeures sur les prix. Les évolutions futures des prix du gaz ne permettront peut-être pas de compenser la diminution des volumes exportés. La stratégie de limitation des exportations de Gazprom a eu un impact sur sa production qui a connu, entre 2021 et 2022, la diminution la plus importante de l’histoire de l’entreprise», écrit l’IRIS.

Le tournant stratégique du comportement de Gazprom au cours de l’année 2021 avait plusieurs objectifs distincts. Décrédibiliser l’alternative offerte par le GNL, obtenir le plus rapidement possible la certification du gazoduc Nord Stream 2 qui contourne l’Ukraine, et augmenter les recettes d’exportations de l’État russe en amont de l’invasion de l’Ukraine en faisant s’envoler les cours du gaz. Dès le début de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, la stratégie de limitation des exportations de Gazprom s’est renforcée et sophistiquée. L’État russe s’est directement impliqué par l’adoption de mesures entrainant l’interruption de l’approvisionnement de certains clients européens de Gazprom.

Rester un fournisseur majeur via le GNL et avec l’aide de la Turquie

Pour autant, «la Russie n’a pas totalement abandonné le marché gazier européen». Si Gazprom a limité ses exportations, ce n’est pas le cas de l’acteur majeur du secteur du GNL russe, Novatek. La part du GNL dans les exportations de gaz russe n’a cessé d’augmenter depuis 2017. «Avec la forte réduction des exportations russes par gazoducs, la part du GNL a largement augmenté en 2022, atteignant quasiment 25%. Les importations de GNL de l’UE en provenance de Russie, ont augmenté de près de 30 % en 2022 par rapport à 2021.» Les exportations russes de GNL ont ainsi représenté 15 % des importations de GNL de l’UE et plus de 4 % de la consommation totale européenne de gaz. Renoncer aux importations de GNL russe serait, encore aujourd’hui, une décision politique risquée pour les Européens.

Par ailleurs, Gazprom pourrait user de nouvelles possibilités pour vendre son gaz à l’Europe. En octobre 2022, Vladimir Poutine a proposé à la Turquie la création d’un hubgazier. Avec une plateforme d’échange de ce type, les acheteurs européens seraient en incapacité de savoir de quelles sources d’approvisionnement le gaz qu’ils achètent à la Turquie provient. Ce serait ainsi le moyen de faire acheter aux Européens le gaz russe dont ils ne veulent plus avec la complicité turque. Le principal obstacle à la réalisation du projet souhaité par Poutine n’est pas la création du hub lui-même, mais la capacité de Gazprom à envoyer plus de gaz vers la Turquie.

La rédaction