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Nord Stream 2 Wikimedia Commons

Sabotage des gazoducs NordStream 1 et 2, la piste ukrainienne se précise


Selon une enquête publiée simultanément par le Washington Post et Der Spiegel, un colonel des forces spéciales ukrainiennes, Roman Tchervinski, a été le maitre d’œuvre du sabotage spectaculaire en septembre 2022, sept mois après l’invasion de l’Ukraine, des gazoducs russes NordStream 1 et 2 qui reliaient directement ce pays à l’Allemagne via la mer Baltique.  

Il y a un peu moins de 14 mois, le 26 septembre 2022, trois explosions successives à quelques heures d’intervalle d’une intensité allant jusqu’à 2,5 sur l’échelle de Richter créaient trois brèches distinctes presque irréparables à une profondeur allant de 80 à 110 mètres sur les gazoducs russes de 1.200 kilomètres NordStream 1 et NordStream 2 posés au fond de la mer Baltique. Elles avaient pour conséquence de mettre fin, et pour une longue période, aux exportations massives de gaz russe vers l’Allemagne et toute l’Europe occidentale.

Les gazoducs reliaient directement la Russie à l’Allemagne et la version 2 qui n’était pas encore entrée en service venait juste d’être terminée et avait coûté la bagatelle de 11 milliards de dollars. Son existence permettait de contourner totalement l’Ukraine et la Pologne pour approvisionner la partie la plus riche de l’Union Européenne.

Pas une opération facile

Il s’agissait d’empêcher tout retour à des relations économiques et énergétiques « normales » entre la Russie et l’Europe. Et ce n’était pas une opération de sabotage facile à la portée d’une simple équipe de plongeurs. Elle nécessitait à plus de 80 mètres de profondeur un caisson de décompression. Les canalisations étaient fabriquées en acier de haute qualité avec des épaisseurs de paroi allant de 26,8 à 34,4 millimètres protégées par des coffrages en béton.

Depuis les hypothèses sur l’origine du sabotage se sont multipliées sans qu’aucune réponse définitive ne soit apportée. Tour à tour, les Américains, les Russes, les Ukrainiens, les Anglais, les Danois, les Norvégiens, les Polonais, les Israéliens, les Suédois, une équipe privée de haut vol… ont été soupçonnés et accusés avec des théories plus ou moins crédibles. Trois enquêtes officielles ont bien été lancées en Allemagne, au Danemark et en Suède, mais aucune conclusion n’a été rendue publique.

La piste ukrainienne prend forme

En revanche, une enquête publiée simultanément par le Washington Post et Der Spiegel il y a quelques jours change tout. Elle accrédite la piste ukrainienne. Selon les deux journaux, le quotidien américain et le magazine allemand, un colonel des forces spéciales ukrainiennes serait le maitre d’œuvre du sabotage. Il s’agirait de Roman Tchervinski, 48 ans, qui travaillait pour les services de renseignement militaire ukrainien (GUR) qu’il a rejoint après avoir travaillé pour les services de sécurité du pays (SBU). Il aurait été le « coordinateur » du sabotage, aurait supervisé sa logistique et dirigé une équipe de six personnes. A l’aide d’un voilier de 15 mètres, l’Andromeda, loué sous de fausses identités, et de matériel de plongée sophistiqué, l’équipe a placé des charges explosives sur les canalisations. Roman Tchervinski n’aurait pas agi seul, recevant ses ordres de responsables ukrainiens haut placés.

L’Andromeda aurait navigué près du lieu de l’explosion à peu près au moment où l’on pense que les explosifs ont été mis en place, soit quelques jours avant les sabotages. Les six membres de l’équipage voyageaient apparemment avec des passeports falsifiés et les enquêteurs allemands ont trouvé à bord du voilier des traces d’un explosif, l’octogène, qui fonctionne sous l’eau. Il semble que le navire ait été loué en Allemagne à Rostock par une société polonaise dirigée par une Ukrainienne. «Des traces d’ADN ont été trouvées à bord, traces que l’Allemagne a essayé de faire correspondre à au moins un soldat ukrainien», écrivait il y a quelques semaines le Wall Street Journal.

Le Washington Post soulignait par ailleurs qu’un projet ukrainien de sabotage était connu de la CIA bien avant les faits, dès le mois de juin 2022. Une agence de renseignement européenne aurait transmis l’information aux services américains. L’ancien patron de Naftogaz, la société nationale de gaz ukrainienne, n’avait-il pas prédit que quand la construction de NordStream 2 serait terminée, la Russie envahirait l’Ukraine!

Volodymyr Zelinsky tenu à l’écart?

Par l’intermédiaire de son avocat, Roman Tchervinski a en tout cas nié toute implication : « toutes les spéculations sur mon implication dans l’attaque de Nord Stream sont répandues par la propagande russe sans aucun fondement ». Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a nié à plusieurs reprises que son pays soit impliqué dans les sabotages. « Je ne ferais jamais cela », avait-il déclaré en juin dernier au quotidien allemand Bild, ajoutant qu’il « aimerait voir des preuves ». Der Spiegel et le Washington Post ne mettent pas en cause le président ukrainien. « L’opération Nord Stream a été conçue de manière que Zelensky soit tenu à l’écart », écrit le quotidien américain, précisant que cela correspond à ce que pensent plusieurs Etats dont « les officiels ont eu l’occasion de dire en privé qu’ils [lui] faisaient confiance lorsqu’il affirme ne pas avoir approuvé le sabotage de Nord Stream ».

Des dissensions à la tête de l’Etat ukrainien

Quant à Roman Tchervinski, il s’agit d’un personnage trouble qui se trouve directement mêlé aux dissensions qui existent de longue date à la tête de l’Etat ukrainien. Il a été arrêté en avril dernier et accusé d’avoir outrepassé ses prérogatives en poussant un pilote russe à faire défection, en juillet 2022, lors d’une opération qui a été un fiasco. Au lieu de se rendre aux autorités de Kiev comme convenu, l’homme aurait transmis à ses supérieurs des informations sur l’aéroport militaire de Kanatove, situé au centre de l’Ukraine, où il devait atterrir, ce qui a permis aux forces russes de bombarder celui-ci, tuant un soldat ukrainien et en blessant dix-sept autres. Roman Tchervinski affirme que les poursuites engagées contre lui constituent en fait un règlement de compte politique après avoir critiqué publiquement Volodymyr Zelensky.

Le 3 décembre 2021, dans une interview diffusée sur la chaîne de télévision Ukraine 24, Roman Tchervinski avait accusé l’entourage du chef de l’Etat d’avoir fait échouer, en juillet 2020, une opération visant à capturer en Biélorussie des mercenaires du groupe russe Wagner dans le but de les extrader vers l’Ukraine. Selon lui, des proches de Volodymyr Zelensky auraient fait capoter ce plan à la dernière minute par « peur de provoquer la Russie ».

Roman Tchervinski affirme avoir aussi « planifié et mis en œuvre » plusieurs assassinats de séparatistes prorusses en Ukraine. Il se prévaut également d’avoir « fait enlever un témoin » susceptible de corroborer l’implication de la Russie dans la destruction du vol MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine en juillet 2014, tuant les 298 passagers et membres de l’équipage.

La rédaction