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Débat : L’électricité, ce mensonge « phénoménal »


Le salut climatique passe-t-il par l’électrification du monde? La fée électricité se présente revêtue de probité, ne provoque aucune nuisance lorsqu’elle délivre sa magie par simple clic sur le bouton interrupteur. Les usagers savent, plus ou moins, que cette force «courante» n’est pas une énergie, qu’elle ne fait que transférer la puissance d’une autre. Les déchets sont relégués au second plan; la production, les nuisances, rendues invisibles. Ce modèle de délocalisation des effets nocifs est inscrit profondément dans notre mode de vie.

Cet article est publié dans le cadre de la 6e édition du Festival des idéesqui a pour thème «Réparer le futur». Organisé par Alliance Sorbonne Paris Cité, le Festival dont The Conversation est partenaire s’est tenu du 18 au 20 novembre 2021 à Paris. Alain Gras est intervenu le vendredi 19 novembre à la Bellevilloise dans le débat «Un futur électrique: mauvaise idée?».

Dans ce titre provocateur, il faut d’abord entendre «phénoménal» au sens de la phénoménologie, cette branche de la philosophie née en Allemagne, dont Maurice Merleau Ponty fut le grand introducteur en France et Dominique Janicaud son meilleur interprète sur la question de la technique.

Cette approche part de la réalité première du phénomène, et non de la théorie, pour comprendre son essence. Toutefois, le lecteur pourra aussi imaginer «phénoménal» dans son usage commun, celui de gigantesque, bien qu’ici il faille le lire comme profond malentendu.

Quelle transition?

Le sort de l’électrique est aujourd’hui irrémédiablement lié à celui de la transition énergétique, ou inversement.

Dans son dernier rapport, rendu public le 25 octobre 2021, le gestionnaire du réseau de transport électrique français (RTE) propose ainsi 6 scénarios de consommation et de production électriques à l’horizon de 2050 avec pour objectif la «neutralité carbone» (et notamment la fin du recours aux énergies fossiles).

Une première question surgit à la suite de cette publication très attendue et commentée: cela suffit-il pour rendre possible une transition? Notre salut climatique passe-t-il vraiment par l’électrification du monde ? Il ne s’agit pas ici de critiquer ces divers scénarios, l’essentiel est ailleurs.

Le «messianisme électrique» dans lequel nous évoluons reprend l’adage lampedusien, en nous promettant de tout changer sans que rien ne change dans l’ordre établi.

Le mythe de la pureté électrique

La fée électricité se présente revêtue de probité candide, dirait le poète, puisqu’elle ne provoque aucune nuisance lorsqu’elle délivre sa magie par simple clic sur le bouton interrupteur. Les usagers savent, plus ou moins, que cette force «courante» n’est pas une énergie, qu’elle ne fait que transférer la puissance d’une autre, bien réelle, matière fossile ou éléments naturels; mais ils l’oublient devant le prodige.

Prenons le phénomène dans sa simplicité biblique: le seul courant que l’on connaisse se trouve dans le ciel, tout simplement la foudre, apanage du premier des dieux dans nombre de religions. Cela ne veut pas dire que le potentiel électrique n’existe pas sur Terre –les ions et les électrons en surnombre le portent– mais sa force ne peut être récupérée que par extraction violente des électrons. Soit chimique dans la batterie (Volta, 1805), soit mécanique par une roue aimantée qui tourne autour d’une bobine fixe en cuivre (générateurs d’Ampère, Faraday, 1830-1840). Rien n’a changé depuis le XIXe siècle sur ce plan.

Nous atteignons ainsi le cœur anthropologique et philosophique, politique, du malentendu.

Délocaliser les effets nocifs

La mise en avant de la pureté électrique repose en effet sur l’effacement du second principe de la thermodynamique : «toute transformation du système entraîne une augmentation de l’entropie globale». Les déchets sont ici relégués au second plan; la production, les nuisances, rendues invisibles.

Le génial inventeur et entrepreneur avisé, Thomas Edison, fut le premier à avoir trouvé là un argument publicitaire imparable dans les années 1881. Il équipa dans la rue la plus chic de New York, Pearl Street, un millier d’intérieurs avec ses nouvelles ampoules à incandescence sous vide. Le succès fut immédiat: à la place de la lumière du gaz, qui salissait les intérieurs bourgeois, cette innovation gardait frais tableaux et tapisseries. Mais, à quelques kilomètres de là, deux centrales à charbons rejetaient 5 tonnes de scories par jour dans l’Hudson River.

Ce modèle de délocalisation des effets nocifs, inscrit si profondément dans notre mode de vie, nous empêche de voir que bien des vertus électriques relèvent à la catégorie «fake news».

À l’heure de la démesure technologique

L’amplification de ce camouflage du risque accompagne ainsi la démesure technologique. La conversion du politique au «tout électrique» devrait pourtant nous rendre méfiants sur ses véritables intentions écologiques: l’électro-numérique, univers de l’artifice, rend en effet le pouvoir incontestable. En apparence tout propre, rationnel parce qu’ordonné par les algorithmes, il étend sa toile autour du monde, s’adaptant à chaque culture.

Ne serait-il pas temps de s’interroger sur les causes profondes de cette offre constante, sinon délirante, d’objets automates, connectés ou non, affublés souvent d’une intelligence artificielle qui nous rend idiots, tandis que le potentiel d’immondices devient chaque jour un peu plus inquiétant.

Et aussi se rendre compte que les batteries font du mal au sous-sol, que les gentils barrages assèchent et dévastent des régions très fertiles, que nos vertueuses éoliennes et installations solaires ne sont pas neutres pour notre milieu, et que les nouveaux venus issus de l’électrique, tel l’hydrogène, chargent encore la barque.

Pas un jour ne passe sans que nous soyons avertis du danger, mais la nave va: demain, notre vie en 3D grâce au «métavers»… Combien de mégawatts pour lui?

Cette trajectoire qui dépouille l’être pensant de sa faculté de choisir son destin, s’appuie sur ce «modèle Edison» et ces macro-systèmes techniques qui recouvrent la planète. Nous sommes invités à croire au Père Noël nouvelle vague : une énergie propre.

Le péril d’un processus autonome

Quand allons-nous comprendre l’énormité de ce mensonge? La faute originelle ne repose évidemment pas sur la découverte et l’usage premier de l’électricité, mais sur la manière dont elle se transforme en instrument d’un pouvoir qui se croit hors de toutes limites… divin.

Cette manière de penser l’avenir nous fait craindre le pire, car ce traitement brutal du phénomène originel aboutit à un constat général: sous prétexte que la technoscience va guérir l’humanité de la pollution et du dérèglement climatique qui sont en train de la submerger, la transition devient l’occasion d’entamer un processus autonome par rapport au social, dont les seuls garants sont précisément ceux qui sont à l’origine du mal.

Les scénarios prospectifs et les COP ne pourront rien y changer.

Jose Luis Borges donnait la clé de cette manière qu’a le pouvoir de penser pour nous: «L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas arriver». Si les citoyens ne sont pas impliqués, il n’y aura jamais de transition, elle restera une comédie à la fin tragique.

Alain Gras Professeur émérite, UFR de sociologie, Uté Paris 1, socio-anthropologue, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.

La rédaction