Transitions & Energies

L’invasion de l’Ukraine n’a pas conduit l’Europe à geler dans le noir, mais a provoqué des crises énergétiques ailleurs


Un an après l’invasion de l’Ukraine, il est possible de mesurer l’impact réel qu’elle a eu sur l’approvisionnement en énergie de l’Europe et du reste du monde. Un mélange d’anticipations, de préparations et de chance météorologique ont permis à l’Europe d’éviter les pénuries qui lui étaient promises. En revanche, les pays pauvres, notamment en Asie et en Afrique ont été directement victimes de l’envolée des prix du gaz.

Après une année de guerre en Ukraine, les Etats-Unis et la plupart des nations européennes ont tenté de contrer la Russie, à la fois en soutenant l’Ukraine avec des armes et sur les marchés mondiaux de l’énergie. La Russie était le principal fournisseur d’énergie de l’Europe quand elle a envahi l’Ukraine et le président Vladimir Poutine avait menacé de laisser l’Europe geler «comme la queue d’un loup» -une référence à un célèbre conte russe- si elle imposait des sanctions à son pays.

Mais grâce à une combinaison de préparations et de chance, l’Europe a échappé aux blackouts et aux coupures de courant. Mais à sa place des nations moins riches comme le Pakistan et l’Inde ont dû subir des coupures d’électricité en raison de prix mondiaux du gaz naturel très élevés. En tant qu’analyste de la politique énergétique mondiale, je considère cela comme une nouvelle preuve que les pays les moins riches souffrent souvent le plus des crises pétrolières et gazières mondiales.

Je crois qu’il est toujours possible de faire face à une grande volatilité des cours de l’énergie. La Russie a déclaré qu’elle réduirait sa production de pétrole brut à partir du 1er mars 2023 de 500.000 barils par jour en réponse aux sanctions énergétiques occidentales. Cette quantité représente environ 5% de sa production actuelle de pétrole brut, soit 0,5% de l’offre mondiale de pétrole. De nombreux analystes s’attendaient à cette décision, mais elle soulève des inquiétudes quant à savoir si d’autres baisses de production pourraient être effectuées à l’avenir.

Comment l’Europe a réussi à garder la lumière allumée

Lorsque les intentions de la Russie envers l’Ukraine ont commencé à devenir de plus en plus claires à la fin de l’année 2021 et au début de 2022, de nombreux gouvernements et experts en énergie ont craint que la conséquence soit une crise énergétique en Europe. Mais un facteur que Poutine ne pouvait pas contrôler était la météorologie. Les températures douces en Europe au cours des derniers mois, ainsi que les politiques de sobriété proactives, ont réduit de 25% la consommation de gaz naturel sur les principaux marchés européens tels que l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique.

Avec moins de besoins d’électricité et de gaz naturel, les gouvernements européens ont été capables de retarder l’utilisation des réserves de gaz naturel constituées à l’été et à l’automne 2022. Aujourd’hui, une crise énergétique sur le continent européen est bien moins probable que beaucoup d’experts le prévoyait. Les réserves de gaz naturel sont remplies en moyenne à 67% et elles seront probablement encore remplies à 50% à la fin de cet hiver. Cela va aussi aider le continent à se préparer pour l’hiver prochain.

La situation est la même pour le charbon. Les énergéticiens européens ont stocké du charbon et réactivé 26 centrales à charbon en 2022, anticipant une possible crise énergétique. Mais jusqu’à aujourd’hui, la consommation de charbon sur le continent n’a augmenté que de 7% et les centrales à charbon remises en service ont fonctionné en moyenne à seulement 18% de leurs capacités.

Le rôle joué par les Etats-Unis

La sécurité énergétique européenne a notamment été grandement renforcée par les exportations record d’énergie par les Etats-Unis à l’été et à l’automne 2022. Les Etats-Unis ont exporté en 2022 près de 10 milliards de métres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL) par mois, une augmentation de 137% par rapport à 2021, et en gros la moitié du GNL importé par l’Europe.

Même si la production de gaz naturel a atteint des niveaux records aux Etats-Unis, cela s’est tout de même traduit par le fait que certains producteurs ont eu l’opportunité de vendre à l’étranger à des prix bien plus élevés que sur le marché intérieur. En conséquence, les surplus de gaz naturel de l’été ne sont pas venus sur le marché américain, comme cela aurait pu se faire normalement. Si on ajoute les températures estivales exceptionnellement chaudes, qui ont fait augmenter la demande d’énergie pour la climatisation, la poussée des exportations a aussi affecté les consommateurs américains qui a subi les prix du gaz naturel les plus élevés connus depuis 2008.

Les prix se sont aussi envolés pour l’essence à la pompe atteignant ou dépassant 5 dollars par gallon [3,78 litres] au début de l’été 2022 –le prix moyen le plus élevé jamais enregistré par l’American Automobile Association. Les Etats-Unis ont exporté près d’un million de barils d’essence par jour principalement vers le Mexique et l’Amérique centrale et une petite partie vers la France consolidant ainsi leur position d’exportateur net de pétrole qui en vend plus qu’il en achète.

Tout comme les Européens, les consommateurs américains ont ainsi dû payer des prix élevés pour surenchérir sur les autres consommateurs mondiaux de pétrole et de gaz naturel dans un contexte de perturbations de l’approvisionnement mondial et de concurrence pour les cargaisons disponibles. Les prix élevés de l’essence ont d’ailleurs été un casse-tête politique pour l’administration Biden tout au long du printemps et de l’été 2022. Cependant, ces prix élevés ont masqué le fait que la consommation d’essence aux États-Unis a cessé de croître. Les prévisions suggèrent qu’elle diminuera davantage en 2023 et au-delà, à mesure que la consommation de carburant des voitures américaines continuera à se réduire et que le nombre de véhicules électriques sur la route augmentera.

Même si les prix élevés de l’énergie ont été un fardeau, en particulier pour les ménages modestes, les consommateurs européens et américains ont pu surmonter les flambées des prix provoquées par la guerre en Ukraine et ont jusqu’à présent évité les pénuries et les pires craintes de récession. Et leurs gouvernements offrent maintenant d’importantes incitations économiques pour passer à des technologies d’énergie propres destinées à réduire les besoins de leurs pays en combustibles fossiles.

Les pays en développement mis à mal par les prix

La même chose ne peut pas être dite des consommateurs dans des pays en développement comme le Pakistan, le Bangladesh ou l’Inde, qui ont connu eux les pénuries qui étaient craintes en Europe et ne se sont pas produites. Le stockage intensif d’énergie par l’Europe à l’été 2022 a provoqué une forte hausse des prix mondiaux du gaz naturel liquéfié. En réponse, de nombreux services publics dans les pays moins développés ont réduit leurs achats de gaz naturel, créant des pannes d’électricité dans certaines régions.

Face à la persistance de prix mondiaux élevés de l’énergie, les pays du Sud – Afrique, Asie et Amérique latine – ont dû réévaluer leur dépendance à l’égard des importations. Le recours accru au charbon a fait les gros titres, mais les énergies renouvelables commencent à offrir de plus grands avantages, à la fois parce qu’elles sont plus abordables et parce que les gouvernements peuvent les présenter comme plus sûres et comme une source d’emplois domestiques. L’Inde, par exemple, double la mise sur les énergies renouvelables, dévoilant des plans pour produire de l’hydrogène pour l’industrie lourde en utilisant des énergies renouvelables et en s’éloignant du GNL importé. Plusieurs pays africains, comme l’Éthiopie, accélèrent le développement de l’hydroélectricité.

Prix de l’énergie et justice climatique

Le défi énergétique que la crise russo-ukrainienne a créée dans les pays en développement a aussi intensifié les débats planétaires sur la justice climatique.

L’une des questions négligées est celle de l’impact des plans massifs de relance des technologies de la transition adoptés dans les pays tels que l’Inflation Reduction Act des États-Unis. Ils réservent une grande partie des financements disponibles pour leur marché intérieur. En conséquence, certains dirigeants de pays en développement craignent que le fossé en matière de technologies énergétiques propres se creuse et ne se réduise pas à mesure que la transition énergétique prend de l’ampleur.

Aggravant le problème, les pays les plus riches du G7 ont resserré leurs politiques monétaires pour contrôler l’inflation liée à la guerre. Cela a renchéri le coût de la dette et rendu plus difficile pour les pays en développement d’emprunter pour investir dans les énergies propres.

Les Etats-Unis soutiennent une nouvelle approche baptisée «Just Energy Transition Partnerships», dans laquelle les nations riches apporte des financements aux pays en développement pour leur permettre de se passer de leurs centrales au charbon, de former les travailleurs et de convaincre les investisseurs privés de contribuer à financer des projets de décarbonation. Mais ses solutions sont négociées de façon bilatérales entre les pays et les progrès sont lents.

Lorsque les pays se réuniront aux Émirats arabes unis à la fin de l’année 2023 pour le prochain cycle de négociations mondiales sur le climat, les pays riches –y compris les producteurs de pétrole du Moyen-Orient– devront faire face à des demandes de nouveaux moyens pour financer la sécurité énergétique des pays en développement. Les pays riches du monde s’étaient engagés en 2009 à consacrer 100 milliards de dollars par an aux pays en développement d’ici 2020 pour les aider à s’adapter au changement climatique et à décarboner leurs économies. Ils sont loin de tenir cette promesse.

Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a appelé les pays développés à taxer les compagnies pétrolières, qui ont réalisé des profits records en 2022, et à utiliser cet argent pour financer l’adaptation climatique des pays pauvres. De nouvelles idées sont indispensables parce que sans progrès majeurs, les nations développées vont continuer à surenchérir sur les pays en développement pour les ressources énergétiques dont les populations les plus vulnérables du monde ont désespérément besoin.

Amy Myers Jaffe Director, Energy, Climate Justice, and Sustainability Lab, and Research Professor, New York University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation (en anglais).

La rédaction