France-Allemagne, frères ennemis de la transition énergétique

18 juillet 2023

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France-Allemagne, frères ennemis de la transition énergétique

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S’il y a bien un domaine où la France et l’Allemagne s’affrontent en permanence et tentent depuis des années, surtout Berlin, de torpiller la stratégie du soi-disant partenaire européen, c’est bien celui de l’énergie. Fort de sa stratégie de transition énergétique construite sur le tout renouvelable et les importations massives de gaz russe baptisée Energiewende, qui a accumulée les déboires et les échecs, l’Allemagne n’a de cesse, avec l’appui d’une bonne partie de la bureaucratie bruxelloise, de mettre à mal le programme nucléaire français qui apporte un réel avantage économique à la France tout en étant décarboné. La France a ainsi aujourd’hui un bouquet énergétique deux fois plus décarboné que celui de l’Allemagne (52% contre 26%).

Si le couple franco-allemand est fréquemment décrit comme le « moteur de l’Europe », il y a un domaine dans lequel il peut être qualifié de dysfonctionnel : celui de l’énergie.

Une situation d’autant plus inquiétante que chacun des modèles énergétiques portés par l’un et l’autre pays sont aujourd’hui en difficulté ; un différend persistant qui déstabilise de manière récurrente l’ensemble de l’édifice du Fit for 55, le « paquet climat » de l’Union européenne.

À partir d’une note approfondie publiée en juin 2023 dans Confrontations Europe – et qui s’appuie notamment sur les analyses en politique comparative de Stefan Aykut et Aurélien Evrard –, nous proposons ici de retracer une brève « histoire longue » des trajectoires énergétiques de la France et de l’Allemagne.

Il s’agit de mettre en lumière les fractures principales et d’identifier ce que pourraient être des principes d’action commune.

Des années 1950 aux crises du charbon et du pétrole

En Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, alors que le pays est exclu du nucléaire militaire, le charbon et le lignite vont, du fait de ressources très importantes, jouer un rôle essentiel dans la reconstruction.

Le secteur énergétique est originellement au cœur du corporatisme à l’allemande, s’appuyant sur le rôle des syndicats et des Stadtwerke, régies locales pour la gestion des services industriels et de l’énergie. Les crises du charbon des années 1950 et 1960, puis la crise du pétrole des années 1970, vont marquer une plus forte intervention de l’État fédéral, avec un plan de soutien au charbon national et le lancement d’un programme nucléaire.

À la fin des années 1970, la part du charbon dans l’énergie primaire est stabilisée à 30% et celle du nucléaire à 40% pour l’électricité. Mais les transformations engagées le sont dans une géopolitique régionale de l’énergie avec, au Nord-Ouest, des régions historiquement charbonnières et bastions du SPD (Parti social-démocrate) et, au Sud-Est, des Länder conservateurs (CDU et CSU) soutenant le développement du nucléaire sur leur territoire. Cette dichotomie dans la « communauté de politique publique » sera mise à profit par le mouvement antinucléaire.

En France, à l’inverse, la première caractéristique du système énergétique est sans doute sa centralisation extrême, consacrée par la loi de nationalisation de 1946, qui ne laisse qu’exceptionnellement une place aux régies et entreprises locales.

Dans cette perspective, les intérêts d’EDF et ceux de l’État, représenté notamment par la puissante Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP), sont considérés par la technocratie d’État comme ne faisant qu’un. C’est au sein de cette communauté de vues qu’est élaboré le programme nucléaire français.

Comme en Allemagne, le choc pétrolier de 1973 déclenchera des politiques publiques volontaristes pour l’indépendance énergétique. La mise en application de la vision « tout électrique, tout nucléaire » se traduira par un programme très ambitieux, le plan Messmer, calibré en fonction de prévisions de demande généreuses et des capacités de l’industrie à produire des centrales nucléaires en série. Cela au service de l’indépendance énergétique et de la « grandeur de la France ».

Après les chocs pétroliers et avec la crise climatique, deux récits de la transition

En Allemagne, le récit de la transition, Energiewende, se forge dans les années 1980, à partir des analyses d’intellectuels publics sur la crise écologique (Robert Jungk, Carl Friedrich von Weizsäcker), de la contestation anti-nucléaire, portée par le parti écologiste Die Grünen, et de travaux d’experts de l’énergie, comme ceux de l’Öko-Institut.

Mais, progressivement, la remise en cause initiale du modèle de croissance laisse place à une vision plus consensuelle, défendant l’idée de « croissance et prospérité sans pétrole ni uranium ». Cette perspective diffuse progressivement au sein du SPD dans des alliances « rouge vert » au niveau local, puis fédéral dans les coalitions de 1998 et 2002.

Alors que les partis conservateurs sont sur la réserve, la coalition qui porte Angela Merkel au pouvoir en 2005 plaide pour un maintien du nucléaire comme « énergie de transition ». L’accident de Fukushima fera basculer la perspective et entraînera la décision pour une sortie en 2022.

En France, la « communauté de politique publique » soutenant le nucléaire reste solide et stable. Ni la catastrophe de Tchernobyl en 1986 ni le retour au pouvoir de la « gauche plurielle » en 1997 ne changeront la donne. En revanche, après la signature la même année du Protocole de Kyoto, on assiste à un regain d’intérêt pour les questions énergétiques : l’association négaWatt publie régulièrement depuis 2006 des scénarios de sobriété et forte proportion d’énergies renouvelables.

Après l’élection de François Hollande, le Débat national sur la transition énergétique constitue, en 2013, un temps fort de la construction des récits et conduit à identifier quatre trajectoires de transition, selon le niveau de réduction de la demande et la contribution respective du nucléaire et des énergies renouvelables.

Ces quatre trajectoires – allant de la très grande sobriété avec sortie du nucléaire, au maintien du modèle actuel fortement nucléarisé –, reflètent fidèlement les positionnements des grands courants politiques en France.

Depuis lors, dans la paralysie tenant aux enjeux électoraux, les documents de référence de la politique énergétique française (PPESNBC) ont laissé dans un brouillard épais la question de la part du nucléaire à long terme.

Cela jusqu’aux dernières décisions de redéveloppement de nouveaux réacteurs prises par Emmanuel Macron, juste avant les présidentielles de 2022.

Conversion des énergies selon la convention 1 MWh d’électricité primaire (renouvelable ou nucléaire) = 0,21 tep (voir à ce propos l’article publié sur The Conversation, Le nucléaire 40 ou 20 % de l’approvisionnement énergétique en France ?). Auteurs, données Enerdata, CC BY-NC-ND

Cinquante ans après le premier choc pétrolier et trente ans après la signature de la Convention Cadre des Nations unies sur le changement climatique, les résultats en termes de mix énergétique sont extrêmement contrastés. Force est de constater que la France a aujourd’hui un bouquet énergétique deux fois plus décarboné que celui de l’Allemagne (52% contre 26%), même si la part des énergies renouvelables y est légèrement plus faible (18 % contre 22 %). Mais les deux modèles sont en crise.

Aujourd’hui, deux modèles en crise

Dans les bouleversements consécutifs à la guerre en Ukraine, la crise du modèle énergétique français, fondé sur une forte contribution du nucléaire, est manifeste et a abouti à une réduction de 30% de la production nucléaire en 2022 par rapport à la moyenne de ces vingt dernières années, dans une période par ailleurs critique pour le système électrique européen.

Le rétablissement de niveaux de production stables à long terme dans le contexte du « grand carénage » des centrales existantes, comme le financement du redémarrage de la filière pour la construction de six unités supplémentaires au moins, sont possibles, mais ne sont pas garantis. À ces incertitudes s’ajoutent évidemment celles tenant à l’incontournable accélération du déploiement des renouvelables, dans toutes les hypothèses des scénarios RTE.

Quant à l’Allemagne, l’Energiewende doit faire face aujourd’hui à de nouveaux défis, dans un contexte périlleux et incertain. Le schéma premier de l’Energiewende était bien celui d’une « fusée à trois étages », comprenant le développement des renouvelables, la sortie du nucléaire puis celle du charbon.

On peut considérer qu’au début des années 2020, les deux premières phases ont été menées ; la sortie du charbon était, elle, encore loin d’être achevée en 2022, avec encore 31 % de la production d’électricité venant du charbon et une augmentation de cette production de 11 % par rapport à l’année 2021.

Dans une tradition politique, fortement ancrée en Allemagne, de construction des interdépendances économiques avec la Russie (Wandel durch Handel, le changement par le commerce), c’était bien le gaz, russe, qui devait assurer une passerelle entre le charbon et l’hydrogène vert à venir. D’où l’importance des infrastructures gazières de type Nordstream. Cette stratégie est aujourd’hui mise à bas par l’invasion de l’Ukraine.

Mais ce qui est également problématique pour l’Allemagne, c’est que la révision de l’Energiewende impose une nouvelle accélération dans l’installation des renouvelables, à des rythmes encore jamais atteints par le passé. Cela, alors même que la faisabilité d’un système électrique reposant essentiellement sur des énergies renouvelables variables (solaire, éolien) n’est pas encore démontrée.

Agora Energiewende, Fourni par l’auteur

Un impératif pour l’Europe: réconcilier les politiques énergétiques, en respectant les choix nationaux

Alors même que les pays de l’UE sont capables d’initier des actions communes fortes, avec notamment le Green Deal ou encore le plan Repower EU, une fracture s’opère aujourd’hui entre des États aux modèles énergétiques et aux stratégies de décarbonation très différents, voire antagonistes.

De fait, la montée de ces conflits est essentiellement structurée autour de la divergence entre la France – qui mène « l’alliance du nucléaire » avec les Pays-Bas, la Finlande, la Pologne, la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie — et l’Allemagne, membre clé du groupe des « amis des renouvelables », emmené par l’Autriche et suivi par l’Espagne, le Danemark, l’Irlande, le Luxembourg, le Portugal, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie.

Ces deux coalitions se déchirent sur presque tous les grands chantiers de la transition énergétique, dont la taxonomie européenne, la réforme du marché de l’électricité, la définition de l’hydrogène vert…

Ces trois chantiers révèlent la profondeur des conflits qui trouvent leur origine dans la polémique autour du classement du nucléaire comme énergie verte, et qui ont abouti, après de longs mois de tensions, à des compromis entre les deux camps (le nucléaire sera par exemple inclus dans la taxonomie, à la condition que le gaz naturel soit également considéré comme une énergie de transition).

Il ne s’agit donc pas de débats techniques, mais d’oppositions de fond dont le déploiement reflète bien les rapports de force entre des pays défendant leurs intérêts nationaux et leur vision de la transition.

Les États membres semblent incapables de construire les compromis structurels qui permettraient de sortir de la paralysie actuelle sur plusieurs politiques communes de transition.

S’il est exclu de dégager un modèle unique de transition bas carbone « à l’européenne », on peut toutefois tenter d’identifier les conditions de principe pour que, dans le respect des stratégies nationales, le système énergétique européen évolue rapidement, et de manière coordonnée, vers une neutralité carbone collective à l’horizon 2050.

Dans cette perspective, trois principes devraient être structurants.

Tout d’abord, que le primat soit donné à la lutte contre le changement climatique, et donc à la décarbonation des systèmes énergétiques ; que soit reconnue ensuite et acceptée la diversité des options décarbonées susceptibles d’être mises en œuvre en Europe ; enfin, que les actions ou dispositifs portés par les États membres dans l’élaboration des actions communes ne conduisent pas à empêcher celles entreprises par d’autres États membres dans leur trajectoire de décarbonation.

Primat du climat, subsidiarité des politiques et principe de non-nuisance. La formulation est à ce stade trop générale, mais on peut souhaiter qu’un effort à la fois de compréhension réciproque des représentants des États membres et de définition juridico-administrative au niveau de la Commission puisse permettre des progrès rapides dans la mise en cohérence de la politique européenne de transition énergie-climat.

Patrick Criqui Directeur de recherche émérite au CNRS, économiste de l’énergie, Université Grenoble Alpes (UGA)

Carine Sebi Professeure associée et coordinatrice de la chaire « Energy for Society », Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation.

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