L’équation de la transition énergétique consiste à développer suffisamment rapidement les sources d’énergies bas carbone pour à la fois suivre la progression de la demande et dans le même temps se substituer aux énergies fossiles. Mais si la consommation d’énergie augmente très ou trop rapidement, le développement des renouvelables et du nucléaire ne peut pas être assez rapide et la transition n’aura pas lieu. L’humanité ne fera alors qu’ajouter des sources d’énergie à celles existantes comme elle l’a toujours fait… Le charbon n’a toujours pas totalement remplacé le bois.
C’est ce risque que montraient il y a quelques mois deux études qui font référence : le BP Energy Outlook 2024 publié en juillet dernier et la Statistical Review of Energy de 2024 sortie en juin. « Le monde se trouve dans une phase où il consomme à la fois des quantités croissantes d’énergies bas carbone et fossiles… Le défi est pour la première fois dans l’histoire de passer d’une phase d’addition de sources d’énergies à une phase de substitution dans laquelle les sources bas carbone augmentent suffisamment rapidement pour répondre et au-delà à l’augmentation de la demande… », écrivait BP il y a trois mois.
« L’ère de l’électricité… »
La dernière publication de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en date du 16 octobre, le World Energy Outlook 2024, est sur cette ligne, même si elle le dit bien moins explicitement. Car l’AIE, fondée en 1974 au sein de l’OCDE, est devenue un observateur engagé. Elle milite pour le scénario, qu’elle a élaboré, de « Net Zéro » émission d’ici 2050. Et cela même si cette possibilité semble de plus en plus irréaliste. Les fossiles assurent encore plus de 80% de la consommation mondiale d’énergie primaire.
Le World Energy Outlook 2024 montre que la demande d’électricité dans le monde augmente bien plus rapidement que prévu, L’électrification des usages est une bonne chose. C’est la clé de la transition puisque ce vecteur d’énergie peut être produit relativement facilement de façon décarbonée. Mais à condition de pouvoir construire les équipements à un rythme permettant de répondre à l’augmentation de la demande… « Dans l’histoire de l’énergie, nous avons connu l’âge du charbon et l’âge du pétrole », explique Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE. « Nous entrons maintenant à grande vitesse dans l’ère de l’électricité, qui définira le système énergétique mondial à l’avenir ».
Au cours de la prochaine décennie et uniquement pour compenser l’augmentation de la demande, pas pour commencer à réduire l’usage des énergies fossiles, le monde doit se doter de moyens de production d’électricité équivalents à la consommation annuelle du Japon, la troisième puissance économique de la planète. En raison notamment de l’augmentation des besoins des nouvelles usines, des véhicules électriques, des climatiseurs et des centres de données. L’AIE s’attend désormais à ce que la demande mondiale d’électricité augmente de 6% en 2035 par rapport à ses prévisions de l’année dernière.
Data centers, climatiseurs, véhicules électriques…
Jusqu’à présent la demande d’électricité augmentait à mesure que les sociétés devenaient plus développées et prospères. Mais ce n’est plus tout à fait le cas. La hausse rapide des températures, alimentée par le réchauffement climatique, incite davantage de personnes à acheter des climatiseurs et à les faire fonctionner plus souvent. En Inde, les ventes de climatiseurs ont doublé après une série de vagues de chaleur cette année.
L’essor extrêmement rapide des data centers (centres de données) lié au développement de l’intelligence artificielle (IA) se traduit par une augmentation exponentielle de la consommation d’électricité des géants de la technologie. Ils en viennent même à acheter des centrales nucléaires pour répondre à leurs besoins.
On peut y ajouter le succès des véhicules électriques. Si la croissance des ventes a ralenti cette année aux États-Unis et en Europe, il en va tout autrement en Chine. D’ici la fin de l’année, la moitié des voitures neuves vendues en Chine devraient être électriques.
Une institution militante
Auparavant, l’AIE prévoyait que la consommation mondiale de charbon, le combustible fossile qui émet de loin le plus de CO2, diminuerait d’ici à 2030 grâce à l’essor notamment des renouvelables solaire et éolien. Mais la demande d’électricité est telle et l’intermittence du solaire et éolien posent de tels problèmes que le déclin du charbon est sans cesse reporté, notamment dans les deux pays les plus peuplés de la planète la Chine et l’Inde.
Cela n’empêche pas l’AIE de maintenir pourtant ses prévisions de déclin rapide des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel). « Au cours de la seconde moitié de cette décennie, la perspective d’une offre plus abondante, voire excédentaire, de pétrole et de gaz naturel, en fonction de l’évolution des tensions géopolitiques, nous fera entrer dans un monde énergétique très différent de celui que nous avons connu ces dernières années pendant la crise énergétique mondiale », affirme Fatih Birol. « Cela implique une pression à la baisse sur les prix, ce qui soulagerait les consommateurs qui ont été durement touchés par les hausses de prix. Ce répit dans la pression sur les prix des carburants peut permettre aux décideurs politiques de se concentrer sur l’augmentation des investissements dans la transition vers les énergies propres et sur la suppression des subventions inefficaces aux combustibles fossiles… », ajoute-t-il.
Une hypothèse totalement irréaliste
L’AIE veut toujours croire à ses objectifs très ambitieux de décarbonation, le fameux scénario « Net Zéro » d’ici 2050 qu’elle a elle-même défini. Elle estime que la plupart des pays sont capables de construire suffisamment de centrales électriques à faibles émissions d’ici la fin de la décennie – solaires, éoliennes et nucléaires – pour répondre à l’augmentation de la demande. Cela pourrait contenir l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et pourrait faire en sorte que l’utilisation du charbon, du pétrole et du gaz naturel atteigne son maximum au cours de cette décennie.
Admettons même que cette hypothèse se réalise, contrairement à la plupart de celles faites depuis des années par l’AIE. Mais pour enrayer le réchauffement climatique, il faudra en faire beaucoup plus. Les pays devraient construire d’ici 2035 des moyens de production d’électricité bas carbone supplémentaires à un rythme deux fois plus rapides qu’ils ne le font actuellement. Une hypothèse hautement improbable pour des raisons aussi bien économiques et financières qu’industrielles.
La consommation d’électricité augmentera aussi en France
En France aussi, la demande d’électricité stagnante depuis plusieurs années, du fait notamment de la faible croissance économique, devrait augmenter. C’est en tout cas ce que prévoit Enedis. Le gestionnaire du réseau de distribution s’attend à une hausse de la demande sur son périmètre (36 millions de clients soit près de 75% du marché national), de 343 TWh par an en 2019 à environ 396 TWh en 2035. Pour 2050, Enedis projette une fourchette de consommation annuelle entre 373 et 503 TWh, en fonction des scénarios d’électrification du pays. La filiale d’EDF revoit légèrement à la hausse sa précédente prévision, de 366 à 470 TWh de consommation d’électricité d’ici 2050, qui figurait dans sa dernière étude prospective de 2021.
Dans son scénario central pour 2035, Enedis prévoit une multiplication par 15 du volume d’électricité consommé par les transports par rapport à 2019, de 4 à 61 TWh. En revanche, l’entreprise s’attend à une baisse de la demande du secteur résidentiel, l’expliquant à la fois par la sobriété des consommateurs et l’amélioration de l’efficacité énergétique.