Transitions & Energies
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Net Zéro, nucléaire: les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent


La méthode qui consiste à définir des objectifs sans savoir s’il est possible de les atteindre, voire de s’en approcher, est une garantie de l’échec. Elle est malheureusement aujourd’hui presque devenue la norme en matière d’énergie. Que ce soit l’objectif Net Zéro d’émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 ou le triplement de la production d’électricité nucléaire dans le monde, toujours d’ici 2050. Par Éric Leser. Article paru dans le numéro 20 du magazine Transitions & Energies.

Avoir des objectifs ambitieux est sans conteste une nécessité pour réussir la transition énergétique. Rappelons que, comme l’écrit Jean-Baptiste Fressoz dans son livre récent Sans Transition (Seuil), il n’y en a en fait jamais eu dans l’histoire. Jusqu’à aujourd’hui, l’humanité n’a fait qu’agréger de nouvelles sources d’énergies à celles existantes sans jamais renoncer à ses dernières. En matière énergétique, la destruction créatrice n’existe pas. Le charbon n’a pas totalement remplacé le bois…

Cela donne une idée de l’ampleur de la tâche à accomplir et des moyens financiers, technologiques et humains à mettre en œuvre. Ce qui évidemment n’est pas une raison pour renoncer, ou s’en remettre aux faux prophètes du moment. Les uns nous promettent l’apocalypse si nous n’expions pas nos péchés capitalistes et les autres un miracle technologique qui va nous sauver.

Des armes à double tranchant

Les engagements, le volontarisme sont des moyens de mobiliser l’opinion. Mais ce sont aussi des armes à double tranchant. Surtout s’il s’agit de promesses intenables, d’effets de manches et d’une façon pour les dirigeants ou les organisations de toute nature de justifier leur existence. Dans le domaine de l’énergie, la réalité reprend rapidement le dessus sur les discours sans lendemains. L’envolée des prix de l’électricité et du gaz depuis un peu plus de deux ans suffit à en faire la démonstration. Elle vient sanctionner des stratégies énergétiques construites sur des présupposés idéologiques et politiques absurdes.

Non, la consommation d’électricité ne peut pas baisser à moyen et long terme si l’électrification des usages (transports, industrie, chaleur) devient la norme. Non, les renouvelables intermittents (éolien et solaire) ne peuvent pas assurer la régularité de la production électrique de base et la stabilité des réseaux. Non, les véhicules électriques à batteries ne sont pas une solution miracle et ont une empreinte carbone problématique. Non, les politiques et les technocrates ne doivent surtout pas dicter les technologies à adopter et rejeter de fait la géothermie, la capture du carbone ou les carburants synthétiques. Non, raréfier l’offre énergétique et multiplier les contraintes et les injonctions ne peut pas ne pas avoir de conséquences politiques et sociales.

Pas de contradictions dans l’attitude des opinions publiques

Les contradictions apparentes dans la plupart des études d’opinion entre d’une part l’opposition grandissante aux politiques énergétiques menées et de l’autre la volonté de mener la transition n’en sont pas. Elles sont la conséquence de la défiance à l’égard de la parole et des engagements publics, des doutes grandissants sur la compétence des dirigeants et des faiseurs d’opinion et d’une grande interrogation sur la capacité de l’humanité à mener la transition énergétique.

Et comment ne pas donner raison aux populations quand on mesure année après année l’incohérence des décisions, les changements soudains de stratégies, l’incapacité à mesurer et assumer les conséquences économiques et sociales des technologies choisies et imposées et, enfin, leur impact réel sur les émissions de gaz à effet de serre qui est normalement le seul objet de la transition.

Net Zéro

Deux exemples illustrent parfaitement ses errements. Le grand dessein de ramener à zéro les émissions nettes de CO2d’ici 2050 et celui de la relance de l’énergie nucléaire dans le monde et plus particulièrement en France.

Le scénario dit « Net Zéro » émissions pour 2050 a été rendu public en 2021 par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et salué alors avec enthousiasme par les gouvernements, les organisations internationales et les médias. Rappelons qu’il s’agit d’un modèle théorique permettant de ramener, comme son nom l’indique, à zéro les émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici le milieu du siècle. Il a été concocté par un organisme faisant autorité. Le problème est que la trajectoire décrite et préconisée ne correspond en rien aux évolutions réelles.

Elle stipulait, par exemple, l’arrêt immédiat de tous les investissements dans les énergies fossiles et le déclin rapide dans le monde de l’utilisation de ses mêmes énergies fossiles. La consommation de pétrole, de gaz et de charbon a battu des records en 2023 et devrait encore le faire cette année… L’AIE a beau prédire année après année l’amorce du déclin du charbon et du pétrole, cela ne correspond pas aux faits. Les investissements dans la production de pétrole, de gaz et même de charbon n’ont pas disparu par enchantement. La Chine et l’Inde, les deux pays les plus peuplés de la planète et de loin, continuent à construire des centrales au charbon par dizaines et le feront au moins jusqu’à la fin de la décennie. L’Allemagne, considérée comme un modèle de développement des énergies renouvelables éoliennes et solaires, construit des centrales à gaz à tour de bras pour remplacer ses centrales au charbon…

Principe de réalité

Le modèle théorique de l’AIE n’avait pas anticipé, non plus, que la transition vers les véhicules électriques se heurterait à la réticence d’une bonne partie des consommateurs et que les industries éolienne et solaire affronteraient de grandes difficultés financières en Europe comme en Amérique du Nord.

Le principe de réalité est que les fossiles assurent encore plus de 80% de la consommation mondiale d’énergie primaire, et que détruire l’ancienne économie avant d’avoir construit la nouvelle est impossible. L’économie décarbonée ne peut se développer, en tout cas aujourd’hui et pour encore un certain temps, qu’avec des équipements construits et transportés avec des énergies fossiles.

Mais surtout, la grande majorité des pays au monde n’est pas prête à sacrifier une partie de sa croissance et de son avenir économique à la décarbonation. Une réalité qui n’existe pas dans les modèles de l’AIE. La transition demande des investissements gigantesques (2 à 4% du PIB mondial pendant trente ans) et détruit de fait de la richesse en rendant obsolète des infrastructures existantes et en renchérissant les prix de l’énergie.

L’énergie nucléaire, cas d’école des illusions dangereuses

L’annonce en fanfare d’un triplement de la production mondiale d’électricité nucléaire d’ici 2050, faite à la COP 28 en décembre 2023 par 22 pays, pose le même genre de problème. C’est une impossibilité. Il existe aujourd’hui dans le monde 436 réacteurs civils en fonctionnement et 173 dont la construction est planifiée ou a commencé pour un petit nombre. Cela signifie que pour tenir les engagements faits à la COP 28 d’ici 2050, il faudra que plus de 1 000 réacteurs soient en service et tenir compte du fait qu’un certain nombre de ceux qui fonctionnent aujourd’hui auront atteint la limite d’âge. Comment construire plus de 500 réacteurs supplémentaires en vingt-six ans ? Personne ne le sait.

Les filières et industries nucléaires existantes aujourd’hui dans le monde sont incapables de le faire. Pour y parvenir, elles devraient se lancer dans des programmes sans précédents de formation d’ingénieurs et de techniciens de haut niveau et de développement de capacités de production des équipements de haute technologie et de haute qualité indispensables au fonctionnement des centrales. Tout cela sans parler des usines d’enrichissement et de retraitement des combustibles et des mines d’uranium…

La France n’a pas les moyens de ses ambitions

La question du combustible va d’ailleurs se poser rapidement (voir page 31). Ce n’est pas pour rien si les prix de l’uranium se sont envolés au cours des derniers mois. En théorie, il y a sous terre et dans les mers des quantités d’uranium suffisantes pour répondre aux besoins. Mais à quel prix et à quelle échéance ? Il faut entre dix et quinze ans pour mettre en service une nouvelle mine.

Les industriels à même de fabriquer les cuves, les turbines, les barres de combustible et les autres équipements spécifiques d’un réacteur sont peu nombreux. On peut très bien le mesurer en France, pays qui a pourtant fait le choix résolu du nucléaire depuis un demi-siècle, avec les multiples déboires du chantier de l’EPR de Flamanville et les malfaçons à répétition concernant aussi bien les bétons que les canalisations ou le couvercle de la cuve.

On peut ainsi légitimement se demander si la France a les moyens de ses ambitions nucléaires, à savoir construire six voire 14 nouveaux réacteurs en trois décennies. Emmanuel Macron a surpris son monde il y a deux ans avec une volte-face inattendue dont il est coutumier. Après avoir affaibli avec constance l’industrie nucléaire pendant dix ans, comme conseiller économique de François Hollande, comme ministre de l’Économie et finalement comme président de la République, il est devenu un partisan convaincu des bienfaits de l’atome avec le zèle du néoconverti. Mais l’intendance ne suit pas. On ne se remet pas comme cela de vingt années de saccage industriel, plus encore dans un pays affaibli économiquement, financièrement, et même dans sa capacité à mobiliser ses ressources.

Il ne reste que onze ans pour construire le premier EPR 2 à Penly en Normandie. Le premier béton n’a pas été coulé, les plans détaillés ne sont pas terminés et le financement du programme de construction du nouveau nucléaire n’existe pas. Initialement estimé à 52 milliards d’euros, il est déjà passé, en deux ans, à 62 milliards. Et de la réussite de la construction du premier EPR 2 dépend celle de tout le programme.

Passer au nucléaire « durable »

En outre, l’avenir du nucléaire ne peut pas être celui des réacteurs en construction ou qui le seront bientôt. Il nécessite une autre filière technologique que les EPR, bien plus « durable ». Si l’énergie nucléaire civile veut continuer à assurer d’ici la fin du siècle et au-delà une production d’électricité abondante, disponible en permanence et décarbonée, cela passe obligatoirement par un changement de modèle (lire page 26). C’est-à-dire par la technologie des réacteurs à neutrons rapides et la surgénération, que la France a maîtrisée (Phénix, Superphénix, Astrid) avant de l’abandonner et de laisser son développement à la Russie et à la Chine.

Cette technologie offre l’avantage considérable de consommer les déchets des réacteurs aujourd’hui en service – il y en a pour des milliers d’années – sans avoir besoin du moindre gramme d’uranium sortant d’une mine. Elle permet de fermer ainsi le cycle du combustible. Elle garantit aussi une bien plus grande sûreté avec des systèmes de refroidissement qui ne font pas des réacteurs de gigantesques Cocottes-Minute. Mais pour la développer à nouveau et en faire un atout majeur technologique comme économique, il faut reconnaître ses erreurs, s’en donner les moyens et avoir une vision. Des vertus devenues rares…

La rédaction