Transitions & Energies

Sans hydrocarbures et produits chimiques, la famine redeviendra endémique!


Habitués au confort que nous a apporté l’énergie abondante et bon marché pendant soixante-dix ans, certains oublient facilement qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le progrès qu’il y a eu dans le domaine de l’agriculture est en grande partie lié à la mécanisation rendue possible par les produits pétroliers et aux rendements élevés résultant de l’utilisation de la chimie industrielle. Par Samuele Furfari. Article publié dans le numéro 15 du magazine Transitions & Energies.

Nous sommes tellement habitués à entendre dénigrer les combustibles fossiles que nous ne réalisons pas leur rôle indispensable dans tous les domaines de notre vie. Le charbon génère 36 % de l’électricité mondiale, 74 % en Inde. Sans le pétrole, il n’y a pas de transports qui en dépende pour plus de 90 % de leur utilisation. Dans les pays non membres de l’OCDE, entre 2011 et 2021, les éoliennes et les panneaux solaires n’ont permis de répondre qu’à 20 % de la croissance de la demande énergétique, de sorte que l’écart entre les combustibles fossiles et les énergies renouvelables se creuse.

C’est pourquoi, lors de la COP 27 à Charm el-Cheikh, la question de l’« ambition » en matière de réduction des émissions mondiales de CO2 n’a même pas été abordée et les négociateurs se sont limités à promettre des fonds verts, comme en 2010 et 2015. Mais en plus de la perte de compétitivité industrielle, nous sommes face à un sérieux problème de souveraineté alimentaire, également lié à la consommation d’énergie.

La révolution verte

L’évolution de l’agriculture qui s’est produite dans la seconde moitié du xxe siècle est appelée la révolution verte. Préoccupés par le risque de pénurie alimentaire dû à la croissance de la population, on s’est mis à la recherche de solutions pour augmenter les rendements de production. Le généticien américain Norman Borlaug a notamment développé de nouvelles variétés hybrides de céréales capables d’augmenter les rendements à l’hectare et de faciliter la récolte par des moyens mécaniques. Pour sa contribution à l’éradication du risque de famine, Borlaug a reçu le prix Nobel de la paix en 1970. Ces progrès, combinés à l’utilisation de pesticides et d’engrais, ont été exportés dans le monde entier, à l’exception de l’Afrique, qui accuse toujours un retard considérable, notamment en raison du manque d’énergie abondante et bon marché.

En Inde, à la suite de graves crises alimentaires au milieu des années 1960, une révolution a pris place au Pendjab, en Haryana et dans l’ouest de l’Uttar Pradesh. Grâce aux engrais chimiques, aux traitements antiparasitaires, à l’utilisation de nouvelles variétés de riz et de blé et à une meilleure irrigation, la production de céréales a été multipliée par quatre en cinquante ans alors que la population triplait. Avec 110 millions de tonnes, l’Inde est le deuxième producteur mondial. Depuis 2020, malgré ses 1,4 milliard d’habitants, le pays est devenu autosuffisant en blé et a même pu exporter 2 millions de tonnes.

L’alimentation dépendante de l’énergie

La crise énergétique actuelle a des répercussions préoccupantes sur l’alimentation mondiale. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a averti le 24 juin que les problèmes d’accès à la nourriture de 2022 pourraient se transformer en pénurie alimentaire et qu’aucun pays ne sera à l’abri des répercussions sociales et économiques d’une telle catastrophe.

Si l’on mange aujourd’hui à sa faim dans l’Union européenne, c’est grâce à la politique agricole commune qui, depuis le traité de Rome de 1957, a permis de mutualiser les productions et de créer un véritable marché unique des produits agricoles. Ce succès a été copié par le reste du monde, même s’il reste des progrès à faire dans certains pays, notamment en Afrique. Il a été obtenu grâce à la révolution verte. Grâce à des méthodes scientifiques (la sélection des semences, y compris les OGM), à l’utilisation d’intrants comme les engrais et les produits phytosanitaires et à l’introduction de technologies (mécanisation) dans l’agriculture dans les années 1960 et 1990, on a assisté à une augmentation spectaculaire de la productivité agricole. Le meilleur indicateur du succès de cette augmentation est le déclin tout aussi spectaculaire de la faim dans le monde.

Le retour aux muscles, une illusion dangereuse

Malgré ce succès indéniable, certains écologistes européens prétendent dire aux agriculteurs africains comment faire et leur conseillent de ne pas nous copier. Ils rejettent les avancées technologiques dans l’agriculture, allant jusqu’à abandonner l’utilisation des tracteurs au profit de la  « force musculaire ». Dès que le moteur à combustion interne est devenu disponible, l’agriculture s’est mécanisée, précisément pour éviter cette corvée, et le pétrole a été la base de cette révolution.

Les premiers tracteurs industriels ont été construits aux États-Unis en 1892, mais ils étaient peu maniables, car encore trop lourds. En 1917, Henri Ford construit le célèbre modèle Fordson, qui conduit à la mécanisation mondiale de l’agriculture. Un simple calcul suffit à mesurer le ridicule de la proposition d’abandonner les tracteurs. Selon les dernières données de la Banque mondiale, en 2002, il y avait 24 millions de tracteurs agricoles en service dans le monde. Vingt ans plus tard, il est raisonnable d’estimer qu’il y en a maintenant 30 millions. La puissance des tracteurs varie de quelques chevaux-vapeur (CV) à 600 CV pour ceux utilisés dans les grandes exploitations agricoles aux États-Unis. En calculant, largement par défaut, une puissance moyenne de 100 CV par tracteur, on arrive à plus de 22 milliards d’équivalents-hommes. La puissance des tracteurs utilisés dans le monde est au moins équivalente à la puissance de presque le triple de la population mondiale totale, personnes âgées et enfants compris.

L’élimination du travail pénible – c’est-à-dire de la force musculaire – a largement contribué à l’amélioration de la santé des travailleurs agricoles et de leur espérance de vie. L’acharnement de certains écologistes à vouloir revenir à l’énergie musculaire ne peut s’expliquer que par leur vision malthusienne, car il est évident que l’abandon de l’énergie des hydrocarbures en agriculture ne peut conduire qu’à une malnutrition mortifère.

Par ailleurs, les multinationales ayant été vilipendées en Afrique, les ONG environnementales, les Églises, les agences étatiques et onusiennes s’opposent à la véritable révolution verte. Il en résulte que malheureusement l’« agroécologie » se développe en Afrique subsaharienne plus que l’agriculture verte qui a permis à l’Europe de manger à sa faim. Comme c’est souvent le cas, alors que nous pensons bien agir, le résultat est inverse. La revue Nature Food a publié en juillet 2020 une étude intitulée « Limites de l’agroécologie pour surmonter les faibles rendements des cultures en Afrique subsaharienne » qui conclut sur la base de 933 observations dans 16 pays que « bien que l’agroécologie puisse apporter des avantages en matière de conservation des sols, elle ne permet pas aux petits exploitants africains de surmonter la faible productivité des cultures et l’insécurité alimentaire à court terme ».

Il en est de même pour la mode de la permaculture. Si pendant des millénaires l’être humain a retourné la terre à la sueur de son front pour s’alimenter, on se demande sur quelle base on est soudainement devenu intelligent en semant sans labourer… L’inventeur de la charrue était-il masochiste ?

L’irrigation grâce à l’énergie

L’irrigation, qui dépend également de l’énergie, joue un rôle indispensable. Depuis que le monde existe, la seule eau qui a quitté la planète Terre est l’urine des astronautes. Pour le reste, pas une seule molécule d’eau n’a quitté notre planète. Pour paraphraser Archimède, donnez-moi de l’énergie et je vous donnerai toute l’eau que vous voulez. Avec l’énergie, vous alimentez les pompes qui distribuent l’eau partout et avec des procédés de la chimie industrielle on purifie l’eau ce qui permet de la recycler. En outre, les barrages hydroélectriques ne servent pas seulement à produire de l’électricité renouvelable, mais aussi à bien gérer l’eau, car ils constituent des réservoirs extrêmement utiles pour les périodes de faibles précipitations, et par la retenue des eaux parfois trop abondantes, ils permettent d’éviter des inondations. On doit constater l’opposition incompréhensible à la création de bassines qui n’ont pour but que de mieux gérer l’eau.

L’hydrogène nous sauve de la famine

Depuis 2020, l’UE vit dans la frénésie de l’utilisation de l’hydrogène-énergie. En vue de limiter les émissions de CO2, la Commission européenne a décrété une forte priorité financière pour produire de l’hydrogène afin de le brûler. Or l’hydrogène est produit industriellement et massivement (130 millions de tonnes par an) parce qu’il est la principale molécule de la chimie industrielle, molécule qui a permis une autre facette de la révolution agricole.

Ces progrès n’auraient toutefois pas été possibles sans l’intervention déterminée depuis plus de cent cinquante ans de la chimie en agriculture. Les plantes ont besoin de trois éléments principaux pour se développer pleinement : l’azote, l’acide phosphorique et le potassium. Les plantes tirent ces éléments nutritifs de sources organiques présentes naturellement dans le sol, mais à chaque récolte, le sol s’épuise et les rendements sont moindres. Les gens ont vécu de cette manière pendant des milliers d’années. Nos ancêtres ont découvert que le fumier et le compost amélioraient la productivité de la terre. L’azote de l’air, qui en constitue pourtant 71 %, est inutile aux plantes, qui doivent le prélever dans le sol sous forme de nitrate. Les chimistes du début du xixe siècle, comme Marcelin Berthelot, ont fini par découvrir que les engrais azotés (nitrate de sodium, nitrate d’ammonium, sulfate d’ammonium, chlorure d’ammonium…) « fertilisaient » le sol.

D’après la FAO, entre 2002 et 2019, la production d’engrais est passée de 87 millions de tonnes (Mt) à 123 Mt ; le principal producteur est la Chine avec 32 Mt soit un quart de la production mondiale devant l’Inde avec près de 14 Mt. Ce n’est que normal, puisque la Chine et l’Inde doivent nourrir chacun 1,4 milliard d’êtres humains. Selon la Commission européenne, la consommation en engrais azotés est estimée à 59 kg par hectare dans l’UE, mais avec une grande différence en fonction du type d’agricultures et de production (19 kg par hectare au Portugal à 125 kg par hectare aux Pays-Bas). La flambée des prix du gaz, qui représente 90 % de leurs coûts de fabrication… est telle qu’en 2022 les livraisons d’engrais chez les agriculteurs français ont diminué de 5 % en un an. Cela aura des répercussions sur les rendements.

Pour produire les engrais azotés, il faut de l’ammoniac produit à partir de l’azote de l’air et d’hydrogène en utilisant le procédé Haber-Bosch, lui-même fabriqué à partir d’hydrocarbures ou de charbon. Dans son livre de 1922 sur la chimie industrielle – vieux d’un siècle ! – Paul Baud explique qu’en 1912 un mètre cube d’hydrogène produit par électrolyse de l’eau coûtait 0,55 à 0,95 franc et qu’à partir du charbon le prix était de 0,15 à 0,19 franc. La chimie n’ayant pas changé, cela explique pourquoi l’hydrogène, base des engrais, n’est toujours pas produit à partir de l’électrolyse de l’eau par l’électricité qu’elle soit d’origine nucléaire ou renouvelable.

Les éoliennes et les panneaux solaires peuvent produire de l’électricité verte pour le réseau ou pour produire de l’hydrogène vert pour les transports propres. Faire les deux en même temps n’est pas possible. Étant donné que 130 Mt d’hydrogène sont produits par an pour l’industrie chimique, et que dans un marché mondialisé il ne peut y avoir qu’un seul prix, tout hydrogène qui devrait hypothétiquement être produit par électrolyse de l’eau avec des énergies renouvelables ira sur le marché indispensable de la production d’engrais et non sur le marché de luxe de l’électricité verte.

Sauf à subventionner cette importation avec de nouvelles taxes justifiées par l’Energiewende, l’Allemagne n’importera pas d’hydrogène du Maghreb ni de l’Angola pour le brûler telle une banale énergie primaire. Brûler de l’hydrogène, c’est comme brûler un sac à main Louis Vuitton pour produire de la chaleur et c’est mettre en danger la production agricole.

Sans énergie fossile, la faim dans le monde reviendra

Notre forte dépendance à l’égard du blé, des engrais et de l’énergie montre que nous aurions eu un intérêt stratégique à désamorcer la crise en cours il y a vingt ans. La stratégie de l’UE a échoué parce que les augmentations de prix de l’énergie ont été créées par sa désinvolture stratégique. Dans sa déclaration liminaire à la déclaration du 9 mai, Robert Schuman avait annoncé « une Europe où la Ruhr, la Sarre et les bassins français travailleront de concert et feront profiter de leur travail pacifique, suivi par des observateurs des Nations unies, tous les Européens, sans distinction qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, et tous les territoires, notamment l’Afrique qui attendent du Vieux Continent leur développement et leur prospérité ». Cette phrase reste un appel urgent afin que nous fassions le nécessaire pour éliminer les zones d’Afrique où les gens mangent trop peu ou mal ou au prix d’un labeur surhumain – que certains appellent l’énergie musculaire sans se rendre compte du mépris de leur proposition…

Grâce aux hydrocarbures, les générations précédentes ont construit un monde de bien-être qui a éradiqué la famine, éliminé le travail pénible et augmenté l’espérance de vie. La révolution verte – la vraie – en a été l’un des instruments clés. Elle a été rendue possible par le pétrole. Sans une énergie abondante et bon marché, le progrès n’aurait été que l’apanage des riches et des privilégiés. Le pétrole, malgré tous les inconvénients qu’on peut lui trouver, restera indispensable pour poursuivre ce progrès dans l’agriculture et dans toutes nos autres activités. Comme notre alimentation, notre besoin d’énergie ne disparaîtra jamais. Sans hydrocarbures, nous serons obligés de faire ceinture ! En dehors de l’UE, la géopolitique en tient compte. Que va faire l’UE ?

La rédaction