Transitions & Energies

La production massive d’alimentation dépend d’une énergie abondante et bon marché


La transition énergétique dans le domaine de l’alimentation s’annonce encore plus difficile que dans les domaines du transport et de l’industrie. Car les risques sont tout autre. La révolution verte qui a permis en soixante-dix ans de réduire considérablement la faim dans le monde avec une population humaine passée de 2,5 à 8 milliards n’a été possible que par l’utilisation massive d’énergie, notamment fossile, via la mécanisation, les engrais, les produits phytosanitaires… Il existe des solutions pour se passer progressivement des carburants fossiles dans l’alimentation et il faut impérativement les mettre en œuvre, mais elles sont à la fois coûteuses et prendront beaucoup de temps pour avoir un impact. Par Éric Leser. Article paru dans le numéro 15 du magazine Transitions & Energies.

Il s’agit sans doute de la meilleure illustration du dilemme de la transition énergétique. Comment substituer progressivement des sources d’énergies décarbonées aux carburants fossiles quand ceux-ci sont indispensables à la vie et même la survie des 8 milliards d’êtres humains qui vivent aujourd’hui sur terre. Et quand il s’agit d’alimentation, personne ne peut nier que la question est particulièrement cruciale.

On ne mesure pas souvent par légèreté et ignorance l’importance et l’impact extraordinaire de la révolution verte qui depuis soixante-dix ans a multiplié les capacités de production agricoles dans le monde… Elle n’a été possible que par une utilisation intensive d’énergies fossiles non marché, que ce soit directement avec la mécanisation et indirectement avec la production d’engrais et de produits chimiques phytosanitaires. Selon les statistiques de la FAO (Food and Agriculture Organization) qui dépend de l’ONU, il y avait 2,5 milliards d’êtres humains sur terre en 1950 dont 65 % souffraient de malnutrition… La proportion de personnes mal nourries est tombée à 25 % en 1970, 15 % en 2000 et 8,9 % en 2019. Et dans le même temps, la population mondiale a été multipliée par plus de trois.

La révolution verte est une révolution énergétique

Cela signifie qu’en 1950, la production alimentaire mondiale était capable de nourrir correctement environ 890 millions de personnes et en 2019 plus de 7 milliards. Les capacités de production ont été multipliées par huit en soixante-dix ans. Comment cela a-t-il été possible ?

La réponse évidente et facile est une augmentation considérable des rendements des terres cultivées permettant de nourrir toujours plus d’humains et d’animaux d’élevage. Cela est la conséquence à la fois de l’accès à de meilleures variétés de culture, de la mécanisation, de l’utilisation massive d’engrais, de l’irrigation, d’une bien meilleure protection des plantes et des animaux contre les parasites et les maladies et d’une efficacité bien plus grande dans la récolte, le stockage et le transport des productions. Mais l’explication fondamentale est en fait encore plus simple. La révolution verte est le résultat d’une utilisation généralisée dans l’agriculture de carburants fossiles et d’électricité.

Selon les calculs de l’universitaire canadien Vaclav Smil, l’un des plus grands experts mondiaux en matière d’énergie, entre 1900 et 2000, la population mondiale a été multipliée par 3,7, la surface des terres cultivées a augmenté de 40 % et la consommation d’énergie provenant des humains (pas du soleil) par l’agriculture a été multipliée par 90. Et toujours selon les mêmes calculs, l’ensemble de l’énergie utilisée pour l’alimentation, de la production agricole à la fabrication des produits industriels en passant par le transport, le stockage, les différents services pour finir par les réfrigérateurs, congélateurs et moyens de cuisson des ménages… représentent aux États-Unis environ 20 % de l’énergie consommée. Cela explique pourquoi la transition énergétique est tout à la fois indispensable et périlleuse dans l’alimentation.

Le rôle majeur des engrais

L’utilisation directe d’énergie fossile et électrique pour produire de la nourriture est évidente via toutes les machines, des tracteurs aux moissonneuses batteuses qui ont démultiplié la force de travail des agriculteurs, les moyens de transports, les pompes permettant d’irriguer sans oublier les chambres froides, les serres chauffées ou les trayeuses automatiques. L’utilisation indirecte est en fait tout aussi importante avec l’énergie nécessaire à la production des engrais (pas d’engrais azotés sans ammoniac fabriqué avec du gaz naturel, du charbon ou du pétrole), les produits phytosanitaires (herbicides, insecticides, fongicides…), sans parler dans l’industrie agroalimentaire du plastique ou du verre pour conditionner et transporter les aliments et pour finir par le GPS permettant de guider parfaitement les machines agricoles.

Il fallait il y a deux siècles cent cinquante heures de travail humain pour cultiver un hectare de blé. Il en faut aujourd’hui deux heures. Dans le même ordre d’idée, il fallait il y a deux siècles dix minutes de travail humain pour produire un kilo de blé, il faut aujourd’hui deux secondes…

Tout cela se traduit en consommation d’énergie par production. Ainsi, pour produire un kilo de poulet, il faut au minimum 350 millilitres de carburant diesel, entre 200 et 250 millilitres pour un kilo de pain et 500 millilitres pour un kilo de tomates cultivées sous serre.

L’élément clé, ce sont les engrais et plus particulièrement les engrais azotés. Bien sûr les machines fonctionnent et sont même fabriquées avec de l’énergie. Les produits phytosanitaires demandent aussi de l’énergie pour être produits. Mais en termes de consommation d’énergie, les uns et les autres ont un impact relativement limité. Les quantités de produits phytosanitaires déversées dans les champs se mesurent en fractions de kilo par hectare, pas en dizaines ou centaines de kilos comme les engrais. Ces derniers utilisés massivement apportent aux plantes les trois nutriments qui leur sont indispensables : azote, phosphore, potassium. Ils sont présents naturellement dans le sol, mais à chaque récolte, le sol s’épuise et les rendements diminuent. Pour continuer à produire abondamment, il faut reconstituer ses ressources. Dans les champs à haut rendement de riz ou de blé en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, il faut plus de 100 kilos et parfois 200 kilos d’engrais azotés par hectare. La production des engrais azotés est de loin la plus consommatrice d’énergie indirecte dans l’agriculture moderne. Pour produire un kilo d’engrais azoté, il faut l’équivalent d’un litre et demi de diesel.

Impossible de revenir en arrière

Depuis 1970, la synthèse des engrais azotés permise par la production d’ammoniac a été le facteur déterminant de la révolution verte et son ascension se poursuit. D’après les chiffres de la FAO, entre 2002 et 2019, la production d’engrais azotés est passée dans le monde de 87 millions à 123 millions de tonnes. Le principal producteur est la Chine avec 32 millions de tonnes, un quart de la production mondiale, devant l’Inde avec près de 14 millions de tonnes. Tout cela est logique, ce sont les deux pays de loin les plus peuplés.

Ce qui est vrai pour l’agriculture l’est également pour la pêche et les produits de la mer. Il s’agit même du type d’alimentation qui utilise le plus d’énergie. Bien sûr avec des variations parfois considérables selon les espèces et le type de pêche ou d’élevage. Mais en moyenne, un kilo de poisson « coûte » 750 millilitres de diesel et cela va de 100 millilitres pour un kilo de sardines à plus de 10 litres pour un kilo de homard. Le développement rapide des produits de la mer via l’élevage dans des fermes marines n’arrange pas vraiment la situation. Nourrir les espèces élevées, notamment carnivores, a un coût énergétique et environnemental important.

La question aujourd’hui est de savoir si nous pouvons, au moins en partie, revenir en arrière. C’est-à-dire nourrir 8 milliards et bientôt 10 milliards d’êtres humains avec moins de machines, moins d’engrais chimiques, moins de produits phytosanitaires. Revenir à l’agriculture d’antan est tout simplement impossible. Il faudrait que la majeure partie de la population des villes aille travailler dans les campagnes, que des millions de bœufs, de chevaux, de mules soient utilisés dans les champs pour fournir leur force musculaire. Et encore, de toute façon les rendements du passé ne permettraient pas de nourrir tout le monde. Dans le meilleur des cas, cela permettrait d’assurer les besoins élémentaires d’environ 4 milliards de personnes. À condition d’être capables de transporter et stocker efficacement les productions.

C’est une solution purement théorique. Une façon plus pratique et plus réaliste de réduire la dépendance alimentaire aux énergies fossiles consisterait déjà à réduire l’importation massive de produits alimentaires « exotiques » venus de l’autre bout du monde. Encore plus efficace, réduire la consommation de viande dans les pays riches à des niveaux qui n’auraient pas de conséquences sur la santé des populations. La viande a été un luxe pour la plupart des personnes tout au long de l’histoire. Elle est accessible en abondance et si abordable (notamment la volaille) que dans le monde riche la plupart de ceux qui n’en mangent pas régulièrement y renoncent par choix, pas par nécessité.

Des obstacles économiques et culturels

Il y a aussi beaucoup d’autres possibilités pour changer notre façon de nous alimenter. Faut-il encore le vouloir et l’accepter. Le développement des protéines de niche, telles que les insectes et les algues, est un moyen radical de changer les chaînes alimentaires. L’aquaculture saline continentale pourrait fournir des fruits de mer frais aux populations situées à des milliers de kilomètres d’un océan. Cultiver des légumes et des fruits hors sol dans des containers et des bâtiments adaptés installés à quelques pâtés de maisons des citadins plutôt qu’à l’autre bout du monde est aussi une vraie possibilité d’ores et déjà expérimentée. Des cellules prélevées sur un animal vivant lors d’une simple biopsie peuvent permettre de « cultiver » de la viande dans des bioréacteurs, fournissant des sources familières de protéines sans avoir besoin d’abattage ou d’agriculture à l’échelle industrielle.

Les principaux obstacles à ces bouleversements sont économiques et culturels. C’est une chose de « cultiver » un morceau de viande dans un laboratoire, une autre d’amener les gens à le manger, et une troisième de les fournir à des prix compétitifs par milliers de kilos. Cultiver des légumes dans des gratte-ciel peut être très bénéfique pour l’environnement, mais l’agriculture en plein champ reste beaucoup moins chère. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas tenter de le faire.

La rédaction