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Ottmar Edenhofer: «Il ne faut pas perdre une décennie de plus»


Directeur et économiste en chef du Potsdam Institute for Climate Impact Research, Ottmar Edenhofer est un des principaux experts mondiaux en matière de politique énergétique et environnementale. Titulaire de la chaire d’économie du changement climatique à l’Université technique de Berlin, il nous explique en quoi, selon lui, la crise déclenchée par la pandémie de la Covid-19 pourrait être finalement une aubaine pour relancer la transition énergétique dans le monde.
Article paru dans le numéro 5 du magazine Transitions & Energies.

-T&E : Les débats autour de la transition énergétique sont passés au second plan depuis le début de l’année avec la panique créée par la pandémie du Covid-19. Selon vous, le contexte mondial et les décisions prises avant la pandémie étaient-elles à la hauteur des enjeux?

-Ottmar Edenhofer : Il faut souligner que deux programmes très importants avaient été lancés avant la pandémie, l’un en Allemagne,l’autre à l’échelle européenne.

Le premier portait en Allemagne sur la sortie du char- bon. Une commission à laquelle participaient les syndicats et les propriétairesde centrales avait été mise en place pour préparer un plan afin de fermer les dernières unités en 2038. La hausse avant la prolifération ducoronavirus des cours du CO2 sur le marché européen du carbone laissait penser que la date de fermeture des dernières centrales pourrait être avancée.

L’autre dossier essentiel, qui a été ouvert l’an dernier, concernait le Pacte vert lancé par l’Union européenne qui prévoit deréguler plusieurs secteurs comme l’industrie, les transports, la construction et l’agriculture afin qu’ils mettent en place despolitiques « profondément transformatrices » dans le but de s’approvisionner en énergie propre.

-La très profonde crise économique mondiale qui sera la conséquence de la pandémie risque-t-elle de ralentir les initiatives en faveur de la transition énergétique ?

 – Tout dépend des décisions qui vont être prises dans les prochaines semaines. L’épidémie a provoqué une baisse im- portante des coursdu CO2. Le même phénomène s’était pro- duit après la crise financière de 2008 lorsque l’offre de quotas était devenue largement supérieure àla demande. Or, on sait que la chute des prix a un impact direct sur les investissements dans les infrastructures. Le risque actuellement est que le charbon devienne plus attractif. Cela pourrait freiner les pro- jets en faveur de la transition énergétique.

Le point très positif est l’annonce faite par Angela fterkel et Emmanuel ftacron de vouloir établir un prix plancher pour les quotas deCO2. Cette nouvelle est excellente car elle va permettre aux investisseurs d’avoir une garantie sur laquelle ils pourront baser leurs programmes dedéveloppement. L’ac- cord entre l’Allemagne et la France, qui a été pour moi une surprise très positive, accroît les chances de tenir les délais concernant la sortie du char bon. Il renforce également la mise en place du Pacte Vert eu- ropéen. Le Bundestag a apporté une pierre à cet édifice en vo- tant, durant le confinement, une loi qui augmente le prix plancher des cours du CO2 im- posés aux secteurs des trans- ports et du chauffage. Ce texte permet de respecter les direc-tives européennes mais l’Allemagne est le premier pays à voter une telle mesure auParlement. Les Pays-Bas devraient suivre cet exemple prochainement.

-De nombreux pays vont consacrer des budgets considérables pour relancer leur économie. Que pensez-vous de ces programmes et quels pourraient être leur impact dans le secteur énergétique ?

Il est assez excitant de voir des pays comme la France et l’Allemagne proposer d’énormes investissements, mais il faut s’assurer que lesprogrammes qui seront soutenus aillent dans la bonne direction en matière notamment de transition éner- gétique. On ne redémarre pas unevoiture en jetant le volant par la fenêtre mais en remettant le contact…

-Comment s’en assurer ?

-Il est possible, par exemple, d’aider les entreprises vertueuses en leur proposant des aides avec des conditions financières qui sont meilleures que celles du marché.

-Cela peut paraître difficile, car les taux d’intérêt sont déjà très bas aujourd’hui….

-Rien n’interdit les gouvernements d’offrir des taux négatifs… Les États montrent depuis quelques semaines qu’ils sont prêtsà débloquer d’énormes sommes d’argent pour re- lancer leur économie mais ils ne devraient pas gâcher ces fonds en soutenantdes sociétés qui ne vont pas dans la bonne direction. Cette crise pourrait avoir un impact très positif sur les décisions qui serontprises en matière de transition énergétique. C’est vrai particulièrement en

-Peut-on être aussi optimiste concernant le reste du monde ?

 –Tout dépend des décisions qui vont être annoncées dans un avenir proche. Beaucoup de pays, en Asie notamment, ont investilourdement dans le charbon ses dernières années. Si rien n’est fait pour inverser cette tendance, il sera impossible de respecter lesobjectifs mondiaux en matière de réduction des émissions de gaz nocifs et de protection de l’environnement.

Dans plusieurs de ces nations comme au Bangladesh où ils atteignent 5 %, les taux d’intérêt sont plus élevés qu’en Europe et cela pénalise lesénergies renouvelables qui sont plus sensibles aux loyers de l’argent que les énergies fossiles. Pour encourager ces pays à lancer leur transition énergétique et soutenir des projets d’investissement vertueux, il serait tout à fait possible de leur prêter des fonds à des taux inférieurs à ceux qui leur sont imposés dans leur région.

-Les citoyens de pays riches, en Europe notamment, approuveraient-ils de telles mesures dans une période où leur économie est déjà fortement touchée par la crise ?

Prendre de telles décisions demande un effort poli- tique mais il faut bien comprendre que ces prêts ne sont pas desdons et qu’ils peuvent également être accordés avec des taux supérieurs à ceux que nous connaissons en Prêter de l’argent dans ces conditions suit donc une cer- taine logique purement financière. Prendre de telles me- sures permet en outre de ne plus être aussi dépendant du charbon. Il serait aussi possible de mettre en place dans ces pays un marché de quotas d’émission comme c’est le cas chez nous.

Nous sommes actuellement à une croisée des chemins car de nombreux gouvernements sont en train de revoir leur politique fiscale afin derépondre à la crise provoquée par la pandémie. Si rien n’est fait pour encourager les pays qui dépendent du charbon à se développer dans lesénergies renouvelables, beaucoup d’États vont continuer à investir dans les énergies fossiles pour poursuivre leur développementéconomique. ftais lorsque l’Asie poursuit sa politique en faveur du charbon, l’impact de cette décision se fait également ressentir dans nospays en matière de réchauffement climatique notamment. Il est donc dans notre meilleur intérêt d’aider ces nations à lancer leur transitionénergétique.

-À quel niveau doit être organisée cette coopération ? Via les Nations unies ?

-S’il y a une chose que j’ai réalisée lors des dix dernières années, c’est que les Nations unies ne sont pas la meilleure organisation pour gérer de tels programmes. On ne peut pas non plus attendre que les États-Unis jouent un rôle moteur dans un tel processus, pour desraisons évidentes qu’il me sem- ble inutile de préciser… Il est donc préférable de prendre des décisions au niveau européen.

-Quelles sont les infrastructures énergétiques dans lesquelles il est le plus urgent d’investir dans les pays qui dépendent encore principalement des énergies fossiles ?

-Avant de parler d’infrastructures, il faut aider les plus petits pays à ouvrir à la concurrence leur secteur énergétique qui estaujourd’hui, le plus souvent, contrôlé par un monopole pu ftais pour que cela puisse être possible, il est nécessaire de mettre enplace un système de marché avec une politique de prix bien définie. C’est seulement à ce moment-là que des investissementspourront être débloqués en matière d’infrastructures. Dans ce domaine, il est essentiel de se concentrer sur des capacités de stockaged’énergie, les batteries et l’hydrogène.

-Vous semblez finalement assez optimiste ?

-Les crises peuvent aider les décideurs à sortir des sentiers battus en imaginant et en mettant en place des mesures innovantes et ambitieuses. Après la crise de 2008, le monde a perdu dix années en matière d’énergie en ne faisant rien ou presque. Assurons-nous que cette pandémie ne nous fasse pas perdre une décennie de plus…

Propos recueillis par Frédéric Therin

La rédaction