Transitions & Energies

Nucléaire: Greenpeace se fissure sur l’atome


De jeunes écologistes européens, menés par la militante suédoise Ia Aanstoot, appellent Greenpeace à renoncer à son positionnement antinucléaire et à s’aligner sur les positions bien plus nuancées, sinon favorables au nucléaire, du GIEC et de la communauté scientifique. Les jeunes militants s’invitent même dans la bataille, désormais judiciaire, sur l’inclusion du nucléaire dans la « taxonomie verte » de l’Union Européenne, que conteste Greenpeace. Cette passe d’armes illustre un fossé grandissant au sein des militants écologistes, avec une nouvelle génération qui semble, au nom du pragmatisme climatique, vouloir mettre au placard les fondations antinucléaires historiques de l’écologie politique.

Six jeunes militants écologistes européens du réseau RePlanet, menés par une activiste suédoise de 18 ans, Ia Aanstoot, ont lancé, le 30 août 2023, une vaste campagne de communication, baptisée « Cher Greenpeace ». Pétition à l’appui, ils demandent à l’ONG de « renoncer à son opposition démodée et non scientifique à l’énergie nucléaire» et de les rejoindre «dans la lutte contre les combustibles fossiles ». Un positionnement encore inimaginable il y a quelques années, tant Greenpeace a pu faire figure d’association tutélaire et intouchable. « Nous faisons confiance à la science», affirme-le collectif.

« Contrairement à certaines personnes qui dirigent Greenpeace, c’est ma génération qui devra vivre avec les conséquences du changement climatique. (…) Ma génération fait confiance à des organismes respectés comme le GIEC qui affirment que nous ne pouvons pas atteindre les objectifs climatiques de Paris sans énergie nucléaire », précise Ia Aanstoot. Le dernier rapport du GIEC est en effet sans grande ambiguïté sur le nucléaire : pouvant fournir «une énergie à faible émission carbone à grande échelle», l’atome est, malgré des réserves sur son coût et son acceptabilité, un indiscutable atout énergétique dans la lutte contre le changement climatique.

Pour RePlanet, l’opposition de Greenpeace au nucléaire sert, in fine, les intérêts des combustibles fossiles. Le cas de l’Allemagne est parlant : entre 2005 et 2020, Berlin a porté de 5 à 32% la part des renouvelables intermittents (éolien et photovoltaïque) dans son mix électrique. Tout en promouvant et poursuivant, au nom de l’Energiewende, une active stratégie de sortie du nucléaire, fermant ses derniers réacteurs en avril 2023. Entre 2005 et 2020, le charbon a certes reculé, passant de 45 à 24% du mix électrique allemand, mais la part du gaz fossile a augmenté (de 12 à 16%), et, surtout, le pays a préféré l’abandon du nucléaire à la fermeture de davantage de centrales fossiles. Si elle avait conservé toutes ses centrales nucléaires, l’Allemagne serait déjà pratiquement sortie du charbon, et aurait réduit bien plus significativement ses émissions de CO2.

Une volonté d’être de toutes les batailles

La campagne de RePlanet acte d’ailleurs un fossé grandissant entre deux générations de militants écologistes. La première s’est construite sur l’opposition au nucléaire, depuis la fin des années 1960. Greenpeace a en effet été fondée au Canada par des militants qui s’opposaient aux essais nucléaires des États-Unis en Alaska. La lutte antinucléaire est d’ailleurs au ferment de l’écologie politique actuelle. Elle tire son héritage de la protestation de 1971 contre l’implantation de la première centrale nucléaire à eau pressurisée au Bugey. Puis de la fameuse manifestation de 1977 contre le surgénérateur Superphénix de Creys-Malville, qui s’est achevée en confrontation violente avec les forces de l’ordre et le décès d’un manifestant.

On estime que pendant ses années quelque 175.000 personnes ont participé à des actions contre l’énergie nucléaire. Ces mobilisations ont aussi constitué une pépinière politique pour le leadership des partis écologistes. Elles ont notamment permis l’émergence d’Yves Cochet, militant antinucléaire des années 1970, devenu ministre du gouvernement de Lionel Jospin ainsi que de Dominique Voynet, qui débute son engagement écologique avec le combat contre les centrales de Fessenheim et Creys-Malville, également ministre du même gouvernement. Ce gouvernement est, pour les partisans de l’atome, l’un des principaux responsables du déraillement du programme nucléaire civil français. Pour une certaine génération, être antinucléaire est ainsi un impératif quasi-identitaire.

La nouvelle génération, bien éloignée de ces combats et de cette mémoire militante, a fait de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, qu’importent les modes de production, l’alpha et l’oméga de son activisme. Pour Ia Aanstoot, « Greenpeace est coincée dans le passé, les années 70, avec sa lutte contre une énergie nucléaire propre et sans carbone, une position intenable alors que le monde brûle. (…) J’ai l’impression qu’être antinucléaire est une question d’identité pour ces écologistes plus âgés. Il est temps pour eux d’évoluer ». 

Ce clivage générationnel se retrouve, en France, au sein d’EELV : les statuts du parti imposent en effet à ses membres de s’opposer au nucléaire (sans évoquer les fossiles), une posture assumée par la direction. Mais des militants plus jeunes commencent à réclamer un virage pronucléaire, et certains élus EELV admettent désormais qu’ils défendent l’atome. Ils rejoignent en cela plusieurs figures de l’écologie politique, dont les deux anciens ministres Brice Lalonde (ouvertement pronucléaire) et Cécile Duflot (désormais «agnostique» sur le sujet).

RePlanet aspire à devenir partie prenante des débats au plus haut niveau européen

Le débat sur le nucléaire continue d’ailleurs de faire rage dans les instances européennes : la campagne de RePlanet réagit ainsi à la décision de Greenpeace de poursuivre devant la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) la Commission européenne pour avoir inclus, en 2022, le nucléaire dans sa « taxonomie verte ». Cette taxonomie liste les technologies éligibles à des financements européens de transition énergétique: admis en tant qu’énergie «de transition », le nucléaire pourra donc recevoir des fonds « verts », quoiqu’avec d’importantes limitations.

Ia Aanstoot presse donc Greenpeace de renoncer à cette plainte, et a demandé à la CJUE d’intégrer RePlanet comme « partie intéressée » du bras de fer judiciaire. En droit européen, une « personne intéressée» est une « personne physique ou morale», qui « doit pouvoir justifier d’un intérêt légitime à ce que les mesures d’aides en cause soient ou ne soient pas mises en œuvre, ou maintenues lorsqu’elles ont déjà été accordées ». Elle peut présenter ses observations et assister aux débats. RePlanet souhaite ainsi que, dans ce procès, la jeune génération puisse témoigner en faveur de l’utilisation de l’énergie nucléaire.

Sur cette question hautement polémique, le contexte européen a d’ailleurs changé, davantage de gouvernements défendant désormais l’atome. La France a ainsi mis sur pied au printemps 2023 une Alliance pour le nucléaire, regroupant 16 des 27 États membres de l’Union européenne. Elle a obtenu en juin dernier une première victoire d’importance, avec la reconnaissance d’une équivalence entre les électricités nucléaire et renouvelable pour la production d’hydrogène bas carbone.

Gil Mihaely

La rédaction