Transitions & Energies
Ligne haute tension

Un autre modèle est possible pour le marché électrique européen


Le modèle actuel de fixation des prix de l’électricité en Europe, créé en 2007, est totalement déficient. Il n’assure ni la sécurité d’approvisionnement, ni la décarbonation, ni la stabilité des prix et décourage les investissements. Contrairement à ce que laisse entendre la Commission Européenne, il existe des alternatives bien meilleures. Elles passent notamment par la création d’une entité indépendante des acteurs du système électrique qui permettrait de marier les logiques de court terme (fixation des prix et interconnexions en temps réel des réseaux nationaux) et de long terme, qui permet d’investir dans les équipements indispensables et de fixer les prix sur la longue durée.
Par Dominique Finon et Etienne Beeker.
Article paru dans le numéro 13 du magazine Transitions & Energies.

La crise prolongée des prix de l’électricité montre que les effets réels de la concurrence dans le secteur électrique de l’Union européenne sont catastrophiques. Le système dysfonctionnel est construit sur un marché de gros à pas horaire dont les prix se répercutent sur ceux offerts par des fournisseurs en concurrence.

Cette organisation présente le triple inconvénient de donner des prix de court terme ne reflétant aucunement les prix de revient des techniques de production. Les prix se fixent chaque heure, de par le jeu de la concurrence entre producteurs, sur le coût de combustible de la dernière centrale appelée par le marché. Cela provoque une volatilité des prix qui rend impossible les anticipations de long terme pour un investisseur potentiel. Cela expose les consommateurs à des épisodes prolongés des prix très élevés dus à la volatilité des prix des combustibles fossiles, en particulier le gaz. Enfin, cela supprime tout rôle aux prix de marché comme signaux de long terme pour investir en production, comme le prouve l’expérience des quinze dernières années en Europe où plus aucun investissement ne s’est effectué par le marché.

Un modèle déficient pour assurer la sécurité de l’approvisionnement et la décarbonation

Il s’en suit que ce modèle de marché est totalement déficient pour faire face aux défis du long terme en matière de sécurité de fourniture et de décarbonation, l’une et l’autre nécessitant le développement des équipements de production capitalistiques à longs cycles de vie, sans parler de leurs longs délais de réalisation. Le signal-prix envoyé par le marché à pas horaire est inefficace pour investir dans des équipements durant 30, 60 ou 100 ans, comme le sont les équipements bas carbone (EnR, nucléaire, gaz avec captage du carbone, hydraulique). Ils le sont aussi pour les équipements de réserve qui doivent se rentabiliser sur quelques heures de fonctionnement par an en tablant sur les surplus glanés lors de pics de prix très incertains.

L’organisation du marché a déjà été un peu modifiée, mais pour ne répondre que partiellement à ces deux impératifs car cela télescopait le formalisme rigide de la Commission et de l’ACER  (Agence européenne de coopération des régulateurs de l’énergie) en matière de concurrence et de limitation des aides d’Etat. Des mécanismes de rémunération de capacité, considérées précisément comme des aides d’Etat, ont tout de même pu être mis en place sans coordination entre Etats-membres, mais à la condition que ce soit temporaire. Cela a été plus facile pour des dispositifs garantissant les revenus de long terme des équipements EnR variables (tarifs d’achat, contrats de complément de rémunération), contrairement aux autres technologies bas carbone, elles pilotables, qui ne bénéficient pas de la même priorité. Ceci dit, le problème demeure entièrement ouvert pour le reste du mix électrique :  renouvellement des équipements pilotables, développement des moyens de production « bas carbone », moyens de flexibilité, stockages, développement des réseaux, autant de domaines dont l’importance croît avec la pénétration des EnR variables.

Une fin de non recevoir

Le récent rapport de l’ACER remis en avril à la Commission est une fin de non recevoir. Il considère que « le market design actuel du marché de gros garantit un approvisionnement en électricité efficace et sûr dans des conditions de marché relativement normales et (…) mérite d’être conservé ». L’ACER met en garde contre des mesures pour protéger les consommateurs qui fausseraient les signaux de prix, en particulier les plafonds de prix proposés par l’Espagne et la France, car ils génèreraient trop de distorsions au fonctionnement du marché intégré.

Le rapport reconnait toutefois que les aspects de long terme ne sont pas suffisamment pris en compte notamment pour assurer la transition énergétique. Mais les propositions de l’ACER, destinées à « améliorer la liquidité des marchés de long terme » sont incohérentes et faibles.

Une première proposition vise à faire en sorte que les marchés à terme puissent proposer des produits de très long terme en les adossant à de nouveaux systèmes de garanties bancaires ou publiques. Une deuxième serait d’encourager les contrats de long terme entre les investisseurs en renouvelables (EnR) et les consommateurs, ce qui est déjà effectif du côté des gros acheteurs depuis 2017. L’ACER conseille enfin d’installer dans chaque pays une entité pour attribuer par enchères les contrats de long terme avec l’Etat pour les renouvelables et les stockages.

Il existe d’autres alternatives

En fait, il existe évidemment d’autres possibilités pour organiser le marché électrique en visant quatre objectifs :

  • la planification du mix électrique, articulée à des moyens efficaces d’incitation aux investissements
  • le partage des risques d’investissements dans les nouveaux équipements par des contrats de garanties de revenus passés avec les producteurs,
  • la protection des consommateurs avec des prix de vente stables alignés sur les coûts de long terme et peu exposés au risque de volatilité des prix des combustibles,
  • le maintien de la coordination actuelle de court terme par les marchés horaires et l’intégration économique des systèmes par les couplages de marché car l’un et l’autre sont efficients et le développement de l’intermittence des productions les rend nécessaire

Ce dernier point est important car il faut préserver l’optimisation de court terme du système électrique européen. Il faut permettre l’intégration des différents systèmes par les marchés horaires et assurer les solidarités entre eux qui permet de gérer au mieux la variabilité croissante des productions au sein du système électrique de chacun des Etats membres.

L’alternative au modèle de marché actuel doit être  conçue de façon générale pour être applicable dans tous les pays de l’Union européenne. Ce modèle alternatif est construit autour d’une  entité indépendante des acteurs du système électrique, de l’agence de régulation (la Commission de régulation de l’énergie ou CRE en France) et du gestionnaire du système électrique. Cet entité qu’on appellera ici l’Agence Nationale Electrique aurait plusieurs missions conduisant à l’optimisation d’ensemble du système : 1. assurer une planification du système de production électrique qui doit s’appuyer sur l’attribution des contrats de garanties de revenus ; 2. assurer le partage des risques d’investissement avec  les producteurs ; 3. permettre d’offrir à tout consommateur directement ou indirectement des prix reflétant les coûts de long terme du système.

Le regroupement de ces missions dans une Agence Nationale Electrique part du constat que les logiques de court terme et de long terme sont fortement imbriquées dans l’économie d’un système électrique. C’était ce que réalisait autrefois le planificateur d’un monopole de service public, qui établissait ses tarifs par alignement sur les coûts marginaux en développement après optimisation des choix d’investissement.

Une agence dotée de moyens de planification

L’Agence serait en charge de la planification du système, articulée à l’attribution concurrentielle de contrats de long terme par enchères. Elle aura la mission de veiller au développement des capacités nécessaires aux besoins prévisionnels du système électrique pour la sécurité de fourniture et l’atteinte des objectifs de décarbonation. Pour ce faire, elle s’appuiera pour  le moyen terme (5-10 ans) sur les prévisions de débouchés des différents fournisseurs et sur celles du gestionnaire du réseau de transport (GRT). L’Agence définira un plan à très long terme (30 ans) en fonction des objectifs de politique énergétique que fixerait le gouvernement. Les choix de mix électrique seront faits de façon autonome par rapport aux scénarios de politique énergétique de la Commission, comme tout Etat-membre est censé pouvoir le faire.

L’efficacité de cette planification repose sur l’attribution de contrats de long terme par l’Agence pour les nouveaux équipements. Cette attribution se fera par enchères qui seront ouvertes régulièrement ; a sélection s’effectuera sur la base du prix demandé par les vendeurs. Toutefois cette attribution pourra se faire à l’occasion par négociation de gré à gré pour certaines technologies très capitalistiques et à long délai de mise en œuvre (centrale nucléaire, centrale gaz avec CCS).

L’ acheteur central organise le marché du long terme

Le marché spot actuel est maintenu. Tous les équipements restent en concurrence sur ce marché ouvert aux offres des producteurs extérieurs. On rend obligatoire le passage par le marché spot de tout ce qui est produit chaque heure dans le périmètre du système national; Les marchés spot et à terme sont organisés comme maintenant, par la plateforme de marché existant dans le pays (tel Epexspot en France).

L’Agence acquiert (presque) toute l’électricité de gros du système sur la plateforme de marché. En parallèle, elle passe des contrats de long terme de partage de risque avec les équipements existants, comme elle le fait avec les nouveaux équipements pour déclencher la décision d’investissement. Cette centralisation va permettre l’alignement de ses prix de vente aux fournisseurs sur les coûts de long terme du mix.

L’articulation des achats de court terme et de long terme

Pour articuler les achats de la totalité de l’énergie produite par l’Agence sur le spot et les engagements de long terme par les contrats passés avec les différents équipements producteurs, le type de contrat est nécessairement financier. Pour les équipements existants comme pour les nouveaux équipements, il s’agit des contracts for différences(CfD) dans lesquels le prix de référence pour les nouveaux équipements permet la couverture des coûts d’investissement, des coûts d’exploitation et de combustible.

Dans ce type de contrat, l’acheteur central encaisse ou décaisse la différence entre le prix du marché horaire et le prix de référence, selon que le premier est en dessous ou au-dessus du second. Ce type de contractualisation conduit à un flux de revenus très proche de celui d’un contrat de long terme sur le physique avec une formule d’indexation du prix sur celui des combustible.

Pour maintenir une concurrence dans la fourniture aux gros industriels, on laisserait le choix aux producteurs de ne pas être couverts pour la production de tous leurs équipements par des contrats de long terme avec l’acheteur central. Ils pourraient choisir d’en réserver certains pour contracter avec des gros consommateurs qui choisiraient de ne pas se fournir directement auprès de l’Agence.

Des prix de vente alignés sur les coûts de long terme

L’Agence qui acquiert la grande majorité de l’électricité produite pourra revendre ensuite l’électricité aux fournisseurs à des prix qui reflètent le coût moyen de ses acquisitions contractuelles de long terme et de facto assurent l’équilibre budgétaire du système de production. Ils pourraient intégrer par anticipation le coût de développement des nouveaux moyens (nouveau nucléaire, éolien offshore, stockages, etc.) pendant leur construction. La tarification de gros serait conçue pour amener chaque fournisseur à inciter ses clients à rationaliser leur consommation. Les prix de vente aux fournisseurs seraient fixés pour chaque type de leurs clientèles. L’approvisionnement des fournisseurs se ferait donc de façon transparente et anticipable et à des conditions égales pour tous. Ils se concurrenceraient sur la base de leurs offres tarifaires et des services qu’ils proposeraient en incluant la possibilité de modulation de la puissance livrée.

Le cas particulier des gros consommateurs

L’adoption de ce modèle conduirait à une hétérogénéité des prix de vente aux consommateurs industriels entre pays si l’acheteur central couvrait toute l’électricité produite et vendue. Afin de se rapprocher de l’esprit des règles européennes et de rendre acceptable ce modèle alternatif qui conduirait à des prix de gros différents entre pays, un traitement particulier est nécessaire pour les gros consommateurs industriels dont les dépenses d’électricité sont un facteur de compétitivité dans la concurrence intra-européenne.

Pour ce faire, il faut que les gros consommateurs de plus de 5-10 MW de puissance dans un pays choisissant ce modèle soient habilités à acheter directement aux producteurs nationaux et étrangers, ce qui se ferait, dans le cadre de contrats de partage de risques (CfD). La réciprocité implique que les gros consommateurs situés dans les systèmes adjacents puissent accéder dans ce même cadre contractuel aux équipements des producteurs de ce même pays.

L’applicabilité de ce modèle alternatif

Ce nouveau modèle d’organisation sera une option de choix ouverte aux Etats-membres, dèslors qu’il est reconnu comme compatible avec les règles européennes. Il permet d’assurer laconcurrence en amont sur le marché de gros et en aval sur les marchés de détail, tandis qu’est préservée l’intégration économique des systèmes par les marchés spot pour assurer lasolidarité entre eux par les différents couplages de marché. La cohabitation de plusieurs modèles d’organisation de marchés électriques serait possible, comme on le voit aux Etats-Unis et au Canada où les échanges entre systèmes peuvent toujours se faire de façon concurrentielle et transparente.

Un autre raison pour le rendre légitime est sa plus grande efficacité pour poursuivre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050. Pour l’heure ce modèle de planification n’est reconnu que pour la programmation du développement des réseaux. La coordination du développement de l’ensemble des équipements de production électrique serait contraire à l’esprit des Traités car ce développement est censé ne s’opérer que par les décisions des agents privés en concurrence en fonction des signaux de prix du marché.

Il reste à résoudre le problème de la déconnexion des prix de vente de détail des prix de gros, les premiers étant alignés sur les coûts de long terme en production et non sur les prix de gros. L’article 5-2 de la directive « marchés électriques » qui concerne la concurrence de détail n’autorise une telle déconnexion que pour les consommateurs vulnérables et l’article 5-6 ne l’autorise que de façon temporaire pour les autres consommateurs. Mais, vu l’enjeu, cela ne devrait pas être un obstacle insurmontable, la Commission devant faire preuve de pragmatisme pour faire face à la crise inédite résultant de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes.

L’adoption par la France

Si la France choisissait ce modèle d’acheteur central, on créerait une agence publique indépendante à côté de la Commission de régulation de l’énergie qui contrôlerait les prix decession aux fournisseurs, et du gestionnaire de réseau RTE qui planifierait le réseau en fonction des anticipations qui peuvent être faites du développement et de la localisation des nouvelles capacités.

L’agence aurait plusieurs fonctions : planifier le long terme, attribuer des contrats pour organiser les achats de long terme avec les équipements nouveaux comme avec les équipements existants et approvisionner sur un pied d’égalité tous les fournisseurs (grand et petits alternatifs, EDF-Commerce) sur la base de prix de long terme.

Les ventes de gros se feraient à un prix aligné sur les coûts moyens d’acquisition del’acheteur central. Le dispositif ARENH de vente administrée de 120 TWh nucléaires aux fournisseurs alternatifs à prix coûtant n’aurait plus de raison d’être. En aval, les fournisseurs se concurrenceraient de façon identique sur la base de leur offre de services. Au passage on atteindrait l’objectif de protection des consommateurs avec des prix stabilisés à un niveau compréhensible par eux et sans recourir aux tarifs réglementés de vente (TRV) et à l’ARENH son complément. L’organisation du marché électrique en Franceretrouverait une véritable cohérence et retrouverait une équité entre concurrents.

La rédaction