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Centrale nucléaire Gravelines wikimedia commons

L’Autorité de sûreté nucléaire réclame un «plan Marshall» pour donner à la filière française les moyens de ses ambitions


Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Bernard Doroszczuk, a présenté devant les parlementaires un état des lieux du parc et de la filière nucléaire française. Il s’est montré relativement rassurant sur les problèmes de corrosion de canalisations de sécurité qui affectent plusieurs réacteurs. Les plus anciens et les plus nombreux ne semblent pas affectés. Mais il a mis en garde les pouvoirs publics sur la nécessité de renforcer économiquement et humainement la filière pour lui permettre de faire face à la fois à l’entretien et la remise à niveau du parc existant et à la construction dans les prochaines années de nouveaux réacteurs. Pour lui, l’industrie nucléaire française n’est tout simplement pas capable aujourd’hui de faire face.

Cela faisait des mois qu’il n’y avait pas une seule information relativement positive sur parc nucléaire français. La découverte l’an dernier de corrosion sur des canalisations essentielles des systèmes de sécurité a provoqué un choc, amené à mettre à l’arrêt 12 réacteurs sur un parc de 56 et réduit considérablement le potentiel de production du pays. Les craintes des dernières semaines étaient même que la corrosion soit généralisée à l’ensemble des réacteurs. Cette crainte est en passe d’être levée.

Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Bernard Doroszczuk, s’est ainsi voulu relativement rassurant lors d’une audition par des parlementaires. «A ce stade, au titre de la corrosion sous contrainte, EDF a procédé à la mise à l’arrêt ou à la prolongation d’arrêts programmés de 12 réacteurs pour expertise approfondie et le cas échéant réparation», a-t-il souligné. Sur son parc de 56 réacteurs, EDF en compte actuellement au total 29 à l’arrêt.

Les réacteurs les plus anciens et les plus nombreux de 900 MW «peu ou pas» affectés

«A ce stade, les réacteurs du palier N4, ceux de Civaux et de Chooz, sont les plus affectés et sont plus affectés que les réacteurs du palier 1.300 MW. Et au vu des résultats d’expertise menés sur un certain nombre de réacteurs de 900 MW, il semble que ces réacteurs soient peu voire pas affectés par le phénomène à ce stade», a indiqué M. Doroszczuk.

Ces problèmes de corrosion ont été détectés ou soupçonnés sur un dispositif essentiel du système de sécurité des réacteurs, les soudures des coudes des tuyauteries d’injection de sécurité. Ces dernières permettent de refroidir le réacteur en cas d’accident en injectant de l’eau borée pour éviter sa fusion.

La corrosion identifiée, dite «sous contrainte», se traduit par l’existence de petites fissures de quelques millimètres. Mais elles ne semblent pas affecter les 32 réacteurs de 900 MW, la catégorie la plus importante d’un parc qui en compte 56 depuis la fermeture des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim en 2020. Le parc comprend par ailleurs, 20 réacteurs de 1.300 MW et 4 de 1.450 MW.

L’explication donnée par le président de l’ASN est la suivante. Les analyses «semblent à ce stade privilégier une cause prépondérante, qui est liée à la géométrie des lignes des tuyauteries». Les réacteurs les plus anciens (900 MW) ont en effet été construits selon une conception directement héritée du groupe américain Westinghouse, tandis que les modèles suivants ont été «francisés» et s’écartent de ce modèle initial. «Si cette hypothèse était confirmée, elle pourrait expliquer pourquoi les réacteurs les plus anciens ne sont pas ou peu affectés», a fait valoir M. Doroszczuk.

Pas une menace aujourd’hui pour la sécurité des réacteurs

EDF a identifié formellement pour le moment des phénomènes de corrosion sur des systèmes de sécurité de cinq réacteurs de 1.450 et 1.300 MW (Civaux 1 et 2, Chooz 1 et 2 et Penly 1). L’un des réacteurs de 900 MW, celui de Chinon B3, a fait l’objet de découpes et le phénomène de corrosion redouté n’a pas été détecté.

Par ailleurs, si le problème est très sérieux, il ne constitue pas aujourd’hui une menace. «Nos calculs mécaniques permettent de justifier la tenue en fonctionnement de ces tuyauteries, mais avec peu de marge. La propagation de la fissuration se limiterait à quelques millimètres du fait de l’état de compression du métal, mais cela reste à confirmer.» Et en cas de rupture, les études de l’ASN «tendraient à démontrer qu’EDF serait capable de maîtriser et replier le réacteur dans un état sûr».

Le problème immédiat, c’est que la réparation des fissures ne peut se faire sans arrêt des réacteurs, ce qui handicapera la capacité de production du nucléaire français, en rendant indisponible pendant des mois les réacteurs les plus récents, «selon un calendrier qui reste à détailler».

Mise en garde sur la stratégie énergétique français qui n’a pas les moyens de ses ambitions

Bernard Doroszczuk a par ailleurs précisé qu’EDF avait remis sa stratégie de contrôle sur l’ensemble du parc «vendredi dernier». Des inspections seront en outre effectuées lors de visites décennales prévues sur certains réacteurs cette année. EDF a jusqu’ici expertisé 35 soudures qui ont fait l’objet de découpes et veut en expertiser plus de 105 supplémentaires d’ici la fin juin.

Mais l’ASN a aussi mis en garde sur d’autres problèmes relatifs à la stratégie énergétique en France, faite d’improvisations et de changements de cap au gré des impératifs politiques et de communication et des décisions soudaines du Président de la République… Evidemment, le Président de l’ASN n’a pas employé ces termes. Mais il a souligné qu’une partie des risques pesant aujourd’hui sur l’approvisionnement électrique du pays étaient prévisibles comme le retard à rallonge de la mise en service du réacteur EPR de nouvelle génération de  Flamanville, l’arrêt de Fessenheim et l’impact du grand carénage nécessaire pour prolonger de dix ans la vie de plusieurs réacteurs.

 «Un plan Marshall»

Il est de la «responsabilité de l’ASN» d’alerter que «sans investissement financier et dans le capital humain, nous aurons des déboires sur les chantiers nucléaires et nous aurons des problèmes de qualité», ce qui conduira l’ASN et EDF à fermer des réacteurs. Bernard Doroszczuk a rappellé que «RTE [Réseau de Transport Electrique] présente un mix électrique avec une part d’électricité nucléaire de 50% en 2050, qui repose sur un programme ambitieux de construction et la prolongation des réacteurs existants à plus de 60 ans. »

Pour l’ASN, il ne faudrait pas que, faute d’anticipation suffisante, la poursuite de fonctionnement des réacteurs nucléaires devienne la variable d’ajustement d’une politique énergétique mal calibrée. D’autant plus, que l’épisode de la corrosion alerte sur les besoins en main-d’œuvre et en financement nécessaires pour entretenir les réacteurs existants et pouvoir prolonger leur fonctionnement pendant au moins deux décennies. EDF qui manifestement a été dépassé par les questions de corrosion, qui ne parvient pas à mener à bien le chantier de Flamanville va devoir également lancer rapidement le chantier de plusieurs nouveaux réacteurs. Le groupe public va devoir sérieusement se renforcer financièrement et humainement pour pouvoir y parvenir.

Le président de l’ASN en appelle donc à un «Plan Marshall pour rendre industriellement soutenable cette perspective et faire en sorte que les entreprises de la filière disposent des compétences et des moyens financiers en temps voulu.» D’après lui, nous passons «d’une période où l’on n’imaginait pas assez de projets, à une période où l’on a plein de projets, il faut le planifier, sinon les engagements affichés ne seront pas tenables.» Cela requiert notamment «un engagement de la part des pouvoirs publics», puisqu’il «va falloir payer d’avance le recrutement, la formation, avant de pouvoir disposer des ressources.»

La rédaction