En cette période de changements rapides, il est primordial de promouvoir l’énergie nucléaire et lutter contre les problèmes liés aux déchets et à la prolifération, condition préalable à une production d’électricité nucléaire durable et acceptable dans tous les sens du terme. L’utilisation du thorium (Th) comme matière nucléaire fertile [1] au moyen d’un accélérateur de particules est certes révolutionnaire, mais elle est possible, cela a été démontré au CERN dès 1995 par Carlo Rubbia (prix Nobel de Physique). Cette méthode permettra de produire une énergie nucléaire abondante, de réduire considérablement la durée de vie et la toxicité des déchets et de garantir une résistance à la prolifération inégalée en comparaison avec les réacteurs à cycle uranium-plutonium (U-Pu). Les décideurs politiques et les investisseurs sont invités à suivre de près ces développements à venir. La Chine est déjà sur la piste, comment s’en étonner !
Demande exponentielle et sécurité nécessitent une réinitialisation de l’énergie nucléaire
La demande en électricité devrait connaître une croissance exponentielle, causée par la transition énergétique loin des énergies fossiles et amplifiée par l’accélération vers le digital, des transports décarbonés et la dynamique que nous impose le changement climatique. A titre d’exemple, la demande causée par l’intelligence artificielle devrait doubler entre 2024 et 2030 pour atteindre 980 térawattheures (IAEA). Ces tendances poussent à la mise en place d’une complémentarité énergétique efficace et cohérente. Avec la levée progressive des interdictions gouvernementales, l’industrie nucléaire connaît une renaissance après une longue période d’effacement. Les petits réacteurs modulaires pourraient connaître un essor mondial du fait de leur proximité avec les utilisateurs. La Chine est en tête de ce mouvement avec 28 centrales nucléaires en construction. Les financements publics et privés affluent à nouveau vers cette industrie. Cette renaissance s’accompagne d’améliorations en matière de sécurité et d’efficacité par rapport à l’ancien paradigme du cycle U-Pu, mais cela sans résoudre le problème des déchets à longue durée de vie, les risques de prolifération et le problème des ressources en matières fissiles. Les déchets constituent un obstacle majeur à l’acceptation sociale de cette énorme source d’énergie. La crainte justifiée de la prolifération est très liée au quantum d’incertitude inhérent à la géopolitique. La plupart des 436 réacteurs d’ancienne génération en service dans le monde sont des réacteurs à neutrons lents qui génèrent la majeure partie des déchets. Rien qu’aux États-Unis, le Department of Energy (DoE) a estimé en 2022 les coûts de stockage à 96 milliards de dollars.
Le cycle U-Pu est à remettre en question car il nécessite un enrichissement à partir des 0,7% d’U235 utile contenu dans l’uranium naturel et est susceptible de proliférer s’il est enrichi à plus de 20%. Les réacteurs à neutrons rapides de type « surgénérateurs » et les réacteurs à sels fondus sont plus aptes à recycler les déchets, mais résistent pour ce qui est de réduire drastiquement le risque de prolifération. La fusion nucléaire est un domaine de recherche prometteur, mais reste une possibilité très lointaine. De manière pragmatique, le thorium lui, offre une chance de contourner les écueils de la filière U-Pu et d’adopter ce que la science fondamentale a de mieux à offrir pour les applications tant grand-public qu’industrielles.
Rupture technologique et applications industrielles
Au début des années 1990, Carlo Rubbia, lauréat du prix Nobel de physique en 1984, a eu l’idée de diriger une équipe du CERN vers une solution qui fut déjà envisagée au début des années 40 mais à l’époque impossible à réaliser du fait de l’absence de moyens (notamment l’indispensable accélérateur de particules, alors encore à l’état de concept) pour produire de l’énergie. Le problème des déchets nucléaires et le risque de prolifération, n’étaient pas à l’époque à l’ordre du jour.
L’idée déjà avancée à l’origine par Ernest Lawrence était de transmuter le thorium 232 fertile en uranium 233 fissile lui. L’application de l’accélérateur de particules à ce nouveau cycle de combustible en réexaminant les propriétés fertiles du thorium entraine l’industrie nucléaire sur une voie nouvelle. Les résultats des travaux effectués au CERN ont abouti à un nouveau modèle de réacteur, l’Accelerator Driven System ou ADS. Ce dernier, ayant l’ambition de produire de l’énergie avec l’avantage exceptionnel de « brûler » les déchets comme combustible fissile. La transmutation nucléaire des combustibles peut réduire considérablement la demi-vie de plusieurs milliers d’années à environ 500 ans (contre 24.000 ans pour le plutonium).
Appliquée de manière systématique, cette approche permettrait de brûler la quasi-totalité des déchets accumulés au cours des 70 dernières années dans le monde ! De plus, il est à noter qu’aux USA, le procédé pyroélectrique développé au Argonne National Laboratory devrait permettre un tri très économique et rapide des déchets nucléaires. L’ADS limite également considérablement le risque de prolifération, du fait que le flux de protons produits par l’accélérateur peut être stoppé très rapidement, évitant ainsi le risque d’excursion inhérente aux réacteurs conventionnels. Enfin, l’efficacité de la filière s’en trouve accrue du fait que 100% du minerai de thorium est efficace, contre 0,7% pour l’uranium naturel. Les applications des sciences à l’industrie, progressent rapidement en Chine, là où des réacteurs fonctionnant au Thorium sont déjà en cours d’essai. La Chine entend les certifier avant 2030.
Du côté de l’ingénierie, en Suisse, Transmutex s’est spécialisée dans la conception d’ADS et de logiciels pour la création d’énergie et la transmutation des déchets. A titre de développement intermédiaire pré ADS, Copenhagen Atomics propose des centrales basées sur un mélange U-Th avec des réacteurs à sels fondus. L’Inde a historiquement ouvert la voie industrielle avec un mélange thorium-uranium ou 70% de l’énergie produite dépend du Thorium, à rappeler qu’elle possède 1/3 des réserves connues de thorium. Dans de nombreux pays développés, des entreprises explorent activement la transmutation pour des applications médicales et la gestion des déchets. En Europe, grâce à leur expérience dans le domaine de l’imagerie médicale et de la thérapie, AIMA-Développement à Nice et l’Institut Paul Scherrer à Villigen (Suisse) ont la capacité de faire le lien entre la courbe d’apprentissage du cyclotron et l’infrastructure d’un futur ADS.
Élargir l’univers d’investissement
Le succès sera le fruit d’impulsions politiques et de convictions d’entrepreneurs sur la base de la science fondamentale et du savoir-faire d’ingénierie. Cela nécessite des investissements considérables tant publics que privés, à la mesure des besoins et des défis. En raison de la complexité du secteur nucléaire, il existe un déficit de connaissances considérable parmi le grand public, les cercles politiques et les analystes financiers. À titre de comparaison, l’IA, pourtant un domaine complexe, a démontré comment les nouvelles technologies peuvent se diffuser rapidement. Il en va de même pour les technologies nucléaires avancées, qui peuvent donner lieu à un large débat sur l’orientation des politiques énergétiques et l’allocation des ressources.
Du côté des investissements privés, les gestionnaires d’actifs qui souhaitent représenter l’écosystème de l’énergie nucléaire dans leurs portefeuilles institutionnels et privés devraient diversifier davantage leurs choix. Il convient de noter que les instruments financiers thématiques existants sur le thème du nucléaire sont (trop) étroitement axés sur le cycle U-Pu. Avec les actifs non cotés, le choix est plus ample, principalement auprès des sociétés de capital-risque.
En résumé, le thorium peut transcender le pathos de la société civile associé au cycle U-Pu, résultat de ses origines militaires terrifiantes, des accidents nucléaires et des états voyous à la Dr Folamour. La compétition technologique est engagée, les agences gouvernementales ont une impulsion déterminante à donner. Les marchés financiers auront aussi pour finalité d’arbitrer les modèles d’affaires en participant à ces entreprises, actuellement de capital-risque et dont certaines deviendront des leaders de ce nouveau champ pour réellement utiliser la puissance de l’atome dans le sens du progrès avec la maîtrise des risques inhérents à toutes les réalisations humaines.
[1] Le principe général de la fission nucléaire dans les réacteurs thermiques est d’utiliser une matière fissile (comme l’U 235) pour générer des neutrons qui, après modération, frappent en cascade d’autres noyaux fissiles, produisant à leur tour de l’énergie et des déchets. Une matière fertile (comme le Th 232) peut capturer des neutrons et créer de nouveaux isotopes fissiles (U 233).
*IThEC- International Thorium Energy Committee, est une association indépendante à but non lucratif fondée en 2012, sous l’égide de Carlo Rubbia, lauréat du prix Nobel de physique en 1984 et ancien directeur général du CERN, créée afin de promouvoir le thorium comme moyen de produire de l’énergie et réduire considérablement les déchets nucléaires. iThEC a organisé le 17 septembre 2025 à Genève une conférence publique donnée par prof. Brit Salbu, de la NMBU, intitulée « Énergie nucléaire : le thorium devrait-il faire partie de l’équation ? ». www.itech.org.