Tout le monde s’accorde sur l’objectif : réduire la pollution. Au-delà des discussions sur la ou les meilleures façons d’agir, dès qu’il s’agit de désigner ce qui pollue et, surtout, qui pollue, les désaccords éclatent. Loin d’être purement techniques, les conflits liés à la pollution révèlent des fractures sociales, culturelles et politiques.
Il faut dire que l’étymologie du mot n’est pas neutre : pollution est emprunté du latin pollutio, qui signifie « souillure », « profanation », est lui-même dérivé de polluere, (souiller). Un terme qui souligne la distinction entre le sacré et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire le profane.
L’anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) s’est intéressée à cette distinction entre acceptable et inacceptable, profane et sacrée qui donne à la pollution sa portée symbolique et politique, dans une perspective anthropologique.
Mary Douglas, en 2002. United Nations International School (UNIS).
Son ouvrage de 1966 De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (dans son titre original, Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo) est devenu un classique. Elle y explique que la pollution n’est pas seulement un effet secondaire de nos modes de vie, mais aussi une question de pouvoir.
Quand « sale » veut surtout dire « hors norme »
Mary Douglas propose une idée aussi simple que subversive : la saleté, c’est, d’abord, ce qui dérange l’ordre des choses. Autrement dit, ce qu’on considère comme polluant n’est pas toujours seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires.
Cela dépend avant tout des règles implicites de chaque société, de ce qu’elle juge acceptable ou non. Ce n’est pas l’objet ou le geste en soi qui est « sale », c’est le fait qu’il transgresse des règles, des normes. Dès qu’il ne rentre pas dans la bonne case, il devient suspect, dérangeant, indésirable.
Un sac plastique dans un marché bio choque, mais dans un supermarché discount, il passe inaperçu. Des poules dans un jardin de campagne symbolisent l’autonomie alimentaire, mais dans une résidence de centre-ville, elles deviennent un problème de voisinage. Dans une piscine municipale, le chlore est associé à la propreté et à la désinfection, mais dans l’eau du robinet, il est soupçonné d’empoisonner ou de perturber le goût, en particulier dans les milieux qui valorisent l’eau « pure » (de source, filtrée, ou encore osmosée).
À travers ces quelques exemples, on voit que ce n’est pas tant la matière qui fait la pollution, mais le contexte dans lequel elle survient. Ce qu’on considère comme propre, polluant ou sain ne dépend pas seulement de critères scientifiques, mais aussi de normes sociales souvent invisibles.
La pollution ne désigne donc pas seulement une nuisance matérielle, elle fonctionne comme un révélateur de frontières symboliques : ce qui dérange, ce qui transgresse, ce qui fait éclater les catégories établies et qui menace un ordre social donné.
La pollution, un langage du pouvoir pour désigner les bonnes façons d’habiter ?
Transposée à nos sociétés industrielles, la grille d’analyse de Mary Douglas permet de relire autrement les conflits écologiques contemporains. Ceux-ci ne se limitent pas à des désaccords techniques ou à des niveaux de risque mesurables : ils renvoient à des visions du monde incompatibles, à des manières d’habiter et de cohabiter dans un espace donné.
Ce que l’on nomme polluant – ou sale, ou incivique – n’est que rarement et seulement une substance ou un comportement objectivement problématique. C’est une manière de désigner ce qui dérange un ordre établi et, surtout, ceux qui sont perçus comme menaçant cet ordre.
À Étouvie, un quartier populaire d’Amiens, mon enquête ethnographique a mis en lumière la façon dont certaines pratiques ordinaires, comme la mécanique de rue (c’est-à-dire, le fait de réparer son véhicule directement dans l’espace public), le nourrissage d’animaux ou les dépôts d’encombrants sont régulièrement qualifiées de polluantes, souvent bien au-delà de leur impact réel.
Ces gestes, chargés d’un jugement moral, deviennent les marqueurs d’un écart à la norme. Dans le contexte local que j’ai étudié, ce sont souvent les habitants de longue date – ceux qui se perçoivent comme « autochtones » – qui en sont les auteurs désignés. Progressivement, ils se trouvent disqualifiés au profit d’un groupe de nouveaux arrivants ou d’habitants extérieurs, plus actifs dans les instances locales et plus légitimes aux yeux des institutions.
Ces plaintes sur la « propreté du quartier » ne relèvent pas de simples préférences esthétiques ou de velléités écologiques : elles sont productrices de pouvoir. En désignant ce qui est sale ou polluant, certains habitants acquièrent une légitimité pour s’imposer dans les comités de quartier, dans les associations ou dans les réunions publiques.
C’est là que se négocient non seulement les règles de propreté, les formes de contrôle local, mais aussi les grandes lignes des politiques et des aménagements à venir. Nommer ce qui est polluant devient ainsi une manière de gouverner les manières d’habiter.
Un phénomène urbain, mais aussi rural
Ces mécanismes ne se jouent pas uniquement en milieu urbain ou populaire. Dans certaines communes rurales, j’ai observé un phénomène comparable entre des habitants récemment installés en périphérie et des agriculteurs en place. Ces néoruraux, souvent porteurs d’une sensibilité écologique affirmée, rejettent fortement les pratiques agricoles dites conventionnelles, et s’opposent, par exemple, à l’implantation d’un méthaniseur.
Pour disqualifier leurs voisins agriculteurs, ils mobilisent un vocabulaire de la pollution, non pas en invoquant la contamination des sols ou de l’air, mais en désignant une forme de trouble paysager et sensoriel : « les tracteurs qui pourrissent la rue », « les traînées de boue sur les trottoirs » ou « les buttes de terre jusque devant les portails ». Ce n’est pas tant la matière elle-même qui pose ici problème, mais ce qu’elle incarne : une manière de produire, de circuler, d’habiter le territoire, perçue comme incompatible avec l’idée que ces habitants se font du « bon » rural.
Dans les deux cas, urbain et rural, la pollution devient un levier de classement social et spatial. Elle ne désigne pas uniquement ce qui salit, mais ce qui déborde d’un cadre attendu, d’un paysage imaginé, d’une norme implicite. Elle permet de dire : ceci est hors de sa place. Et donc, ceci n’a pas lieu d’être ici.
Penser la pollution autrement : ne pas moraliser mais politiser
Associée à l’industrie, aux fumées, aux déchets toxiques, la pollution a longtemps désigné des atteintes massives à l’environnement, portées par des acteurs identifiables.
Mais, depuis quelques années, le mot a glissé vers d’autres usages. Aujourd’hui, il s’applique aussi à des comportements individuels et à des gestes jugés « inappropriés » : mal trier ses déchets, entreposer des objets sur le trottoir, laisser des traces de son passage. Ce glissement n’est pas anodin.
Comme l’a montré Mary Douglas, la pollution n’est jamais seulement une affaire de substances. C’est un langage : une manière de dire ce qui dérange, ce qui déborde, ce qui n’est pas « à sa place ». Elle sert à dessiner les frontières entre le propre et le sale, le légitime et l’inacceptable.
Dans les quartiers populaires comme dans les villages périurbains, les conflits autour des déchets ou des pratiques agricoles ne parlent pas seulement de propreté ou d’écologie. Ils révèlent des luttes pour définir ce qui est normal, pour dire qui a sa place et qui ne l’a pas.
Cette lecture éclaire aussi un paradoxe : certaines pollutions massives, chimiques ou diffuses, restent invisibles dans l’espace public. Trop silencieuses, trop abstraites, elles échappent aux radars symboliques. On repère un sac plastique mal trié. On perçoit l’odeur d’un méthaniseur. Mais un perturbateur endocrinien ou un seuil dépassé (par exemple la pollution aux oxydes d’azote, aux particules fines, à l’ozone…) en termes de qualité de l’air passent davantage inaperçus, non parce qu’ils sont inoffensifs – ce qu’ils ne sont pas –, mais parce qu’ils ne troublent pas immédiatement notre ordre sensible.
Ainsi, les conflits écologiques ne portent pas seulement sur des substances à éliminer ou sur des comportements à corriger. Ils engagent une lutte plus fondamentale, celle du pouvoir de nommer ce qui dérange, de désigner ce qui – objets, gestes ou populations – est « hors de place ». Car celui qui définit la saleté définit aussi l’ordre. La vraie question est ainsi de savoir qui détient ce pouvoir.
Camille Dormoy Docteure en sociologie, spécialiste des politiques publiques de gestion des déchets/économie circulaire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.