Transitions & Energies
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La polémique sur la cotation principale de TotalEnergies à New York pose une question de fond


A quelle vitesse faut-il mener la transition énergétique et donc substituer des sources d’énergies bas carbone aux combustibles fossiles ? Pas assez rapidement risque d’enliser la transition car cela revient à rendre l’équation économique et la rentabilité des nouvelles sources d’énergie et leur acceptation sociale encore plus problématiques. Trop rapidement revient à détruire l’ancienne économie avant d’avoir construit la nouvelle qui ne peut pas prospérer et se développer sans les combustibles fossiles. Les carburants fossiles représentent encore 80% de l’énergie primaire consommée dans le monde et vraisemblablement encore autour de 60% en 2050… si tout se passe bien. C’est toute la question derrière l’intention de Patrick Pouyanné, le Pdg de TotalEnergies, de conforter son actionnariat américain qui n’imagine pas une fin rapide des hydrocarbures.

A l’origine plutôt indifférent, Bruno Lemaire, le ministre de l’Economie et des Finances, est soudain sorti de sa torpeur pour annoncer qu’il « se battrait » contre l’intention éventuelle de TotalEnergies de transférer la cotation principale de ses actions de la Bourse de Paris à celle de New York. Il a annoncé qu’il entendait éviter cela après avoir considéré dans un premier temps qu’il fallait donner les moyens de se développer à TotalEnergies en accélérant l’unification des marchés de capitaux en Europe.

Tout est parti d’un entretien donné le 26 avril à l’agence Bloomberg par Patrick Pouyanné, le pdg de TotalEnergies, qui expliquait réfléchir à une cotation principale à la Bourse de New York en évoquant la montée en puissance de son actionnariat institutionnel nord-américain devenu presque majoritaire et moins contraint que les investisseurs européens par les règles de l’investissement durable et socialement responsable. Il avait précisé alors que le siège social de la compagnie resterait à Paris. Les titres TotalEnergie sont déjà côtés à Londres et à New York, mais de manière secondaire.

La polémique a aujourd’hui des aspects de pure communication. Politique pour Bruno Lemaire en posture difficile avec la dégradation des comptes publics français et financière, pour conforter son actionnariat américain, pour Patrick Pouyanné. Mais elle pose aussi et surtout une question de fond. A quelle vitesse faut-il mener la transition énergétique et donc substituer des sources d’énergies bas carbone aux combustibles fossiles ? Pas assez rapidement risque d’enliser la transition car cela revient à rendre l’équation économique et la rentabilité des nouvelles sources d’énergie et leur acceptation sociale encore plus problématiques. Trop rapidement revient à détruire l’ancienne économie avant d’avoir construit la nouvelle qui ne peut pas prospérer et se développer sans les combustibles fossiles. Il faut concilier trois exigences contradictoires : assurer la sécurité et l’abondance de l’approvisionnement énergétique, à des prix acceptables économiquement et socialement tout en investissement massivement dans des solutions bas carbone.

Les compagnies pétrolières sont loin d’être exemplaire mais restent indispensables

Cela signifie qu’avant d’avoir substitué des énergies émettant peu de gaz à effet de serre aux carburants fossiles, les compagnies pétrolières, même si elles sont loin d’être exemplaires, sont indispensables. Les militants qui jouent le théâtre du camp du bien contre le camp du mal et réclament pour demain la disparition du gaz et du pétrole vivent dans un monde qui n’existe pas. Le monde réel ne peut se passer de ciment, de fer, de plastique et d’ammoniac (pour produire des engrais azotés)… fabriqués avec des énergies fossiles.  Et la production, le transport et l’installation des équipements indispensables à la transition, panneaux solaires, batteries, éoliennes, électrolyseurs, pile à combustibles… ne peut pas se faire non plus sans carburants fossiles.

Il faut agir sur l’offre, mais aussi sur la demande de carburants fossiles ce qui est moins facile

Réclamer la fin des investissements dans le gaz, le pétrole et le charbon est facile. Mais si la production de fossiles diminue plus rapidement que la demande, les prix s’envoleront avec de graves conséquences économiques, sociales et politiques. Il ne faut pas seulement agir sur l’offre mais aussi sur la demande d’énergies fossiles avec une hausse du prix du CO2, des réglementations plus strictes sur le transport et l’isolation des logements, mais c’est moins facile et moins populaire.

En fait, créer des pénuries et des hausses de prix du pétrole et du gaz ne peut pas faire basculer plus rapidement vers des sources d’énergie bas carbone pour la simple et bonne raison que les moyens de substitution à grande échelle n’existent pas encore sauf dans le domaine de la production électrique qui représente moins d’un quart de la consommation totale d’énergie. Les carburants fossiles représentent encore 80% de l’énergie primaire consommée dans le monde et vraisemblablement encore autour de 60% en 2050… si tout se passe bien.

Le changement de ton soudain de Bruno Lemaire

En tout cas, Bruno Le Maire a déclaré jeudi 2 mai qu’il comptait se battre contre le départ de TotalEnergies de la Bourse de Paris. « Je suis là pour faire en sorte que ça n’ait pas lieu, parce que je pense que c’est une décision qui est grave », a-t-il déclaré sur BFMTV/RMC. « Nous avons besoin de Total. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de dire à quel point c’était un atout pour la France d’avoir une grande compagnie pétrolière comme Total », a-t-il ajouté, mentionnant le plafonnement à moins de 2 euros par le groupe privé du litre du carburant à la pompe lors de l’envolée des prix du baril.

Un changement de ton radical par rapport à la première réaction du ministre, le 28 avril sur LCI, quand il estimait qu’il fallait « balayer devant notre porte » et offrir à TotalEnergies « les moyens de se développer » en accélérant sur l’union des marchés de capitaux dans l’UE. Et c’est un fait que l’actionnariat de TotalEnergies est de moins en moins européen.

La réalité de l’actionnariat et de la valorisation boursière de TotalEnergies

« Ce n’est pas une question d’émotion. C’est une question d’affaires », avait expliqué Patrick Pouyanné à Bloomberg. Avec « une base d’actionnaires américains qui grossit », la compagnie réfléchit à « donner accès plus facilement aux actions pour les investisseurs américains ». « Les politiques au sens large ESG [environnement, social et de gouvernance] en Europe ont plus de poids » a expliqué M. Pouyanné pour se justifier le 1er mai devant des sénateurs français.

Il a souligné que « la base d’actionnaires européens de TotalEnergies diminue, notamment la base française » qui a reculé de « 7% au cours des quatre dernières années, largement à cause des réglementations, de la pression qui est faite sur eux… Nous observons clairement plus d’appétit pour les actions d’entreprises des secteurs énergétique, pétrole et gaz du côté de l’Amérique du Nord qu’en Europe ».

La conséquence est une valorisation boursière moins importante et donc des possibilités d’obtenir des capitaux moins bonnes. TotalEnergies a « exactement les mêmes résultats trimestriels qu’une entreprise comme Chevron » et le groupe américain a une capitalisation boursière de 300 milliards de dollars contre 175 milliards de dollars pour TotalEnergies.

Entre 2012 et 2023, la part de l’actionnariat institutionnel (fonds de pension, gestionnaires d’actifs, assureurs…) nord-américain est passée de 33% à 48% (dont 47% pour les Etats-Unis) tandis que celle de l’Europe (hors Royaume-Uni) est revenue de 45% à 34% sur la même période. L’actionnariat institutionnel représente 78% de l’actionnariat de TotalEnergies.

La rédaction