Transitions & Energies
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La nouvelle géopolitique du nucléaire civil passe par la Chine et la Russie


Le marché du nucléaire civil est aujourd’hui dominé par la Russie et la Chine.
 Leurs entreprises nucléaires publiques maîtrisent les coûts de fabrication de leurs réacteurs de taille moyenne (1.000 MW) et offrent de généreux crédits à l’export. Elles ne sont pas comme leurs concurrents, de Corée du sud, du Japon et de France, engluées dans des difficultés politiques et économiques. Article publié dans le numéro 11 du magazine Transitions & Energies. Par Dominique Finon

La géopolitique de l’énergie nucléaire connaît des évolutions marquées du fait de changement de fournisseurs dominants sur le marché international avec une polarisation des ventes sur les «primo-accédants», des pays à revenus intermédiaires qui y voient un moyen de limiter la croissance future de leurs émissions de carbone à côté du développement des EnR. La Russie et la Chine, qui s’avèrent être les principaux fournisseurs actuels et futurs, sont des économies capitalistes dirigistes avec des entreprises nucléaires publiques, ce qui leur permet d’offrir des crédits-export importants à taux réduit pour emporter des contrats. Avec un tel avantage concurrentiel combiné à la maîtrise des coûts de leurs réacteurs de taille moyenne (1.000 MW), ils cherchent aussi à intéresser les pays industrialisées qui s’efforcent de préserver leurs options nucléaires en Europe (Royaume-Uni, Finlande, Lituanie, Tchéquie, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie) et en Amérique latine (Argentine) pour poursuivre leurs objectifs climatiques.

Les trois autres pays exportateurs qui ne peuvent pas offrir de crédits export généreux du fait des règles définies par l’OCDE en matière de commerce mondial, sont marginalisés –à savoir la France qui avait quelques raisons d’avoir de grandes ambitions au début des années 2000, la Corée du Sud qui avait remporté un contrat spectaculaire de vente de quatre réacteurs aux Émirats en 2008 et le Japon dans les trois firmes– mènent de longue date une prospection très active du marché international, même après Fukushima, mais sans succès. Ils sont gênés aussi par des difficultés politiques internes (hostilité du gouvernement en Corée, conséquences de l’accident de Fukushima au Japon) ou de réapprentissage avec la technologie très complexe de l’EPR dans le cas de la France. Même les États-Unis, dont l’industrie est pratiquement absente du marché mondial depuis trois décennies, souhaitent revenir dans le grand jeu du nucléaire civil pour deux raisons: rouvrir l’option nucléaire au sein de leurs fournisseurs en tablant sur le déploiement des SMR, comme l’a annoncé l’Administration Biden fin avril; et retrouver la place primordiale qu’ils avaient dans la jeu géopolitique du nucléaire civil pour ne pas laisser le champ libre à la Chine. Déjà à l’automne 2018, l’administration Trump avait renforcé les restrictions vis-à-vis de la technologie chinoise en plaçant les principales entreprises nucléaires chinoises (CNCC, CGN, SPIC) sur la liste noire des entreprises avec lesquelles les firmes américaines ne doivent pas coopérer et commercer.

Certains avancent l’idée qu’on assiste à une tripolarisation du marché mondial du nucléaire entre la Russie, la Chine et les États-Unis. Elle devrait se renforcer dans un scénario d’émergence rapide des Small Modular Reactors (SMR) à grande échelle, car ce sont les seuls pays dans lesquels serait possible un développement en série de ces petits réacteurs, condition indispensable de la baisse de leur coût. Même si les traits d’une telle tripolarisation semblent forcés, il y a bien une nouvelle situation géopolitique qu’il est important de caractériser.

La tripolarisation du marché mondial

La Russie est aujourd’hui [article rédigé avant l’invasion de l’Ukraine le 24 février] l’exportateur mondial dominant. Les ventes de réacteurs nucléaires représentent une grande importance pour son économie afin de diversifier ses exportations dominées par les ventes d’hydrocarbures. Entre 2009 et 2019, la Russie est à l’origine de 23 des 31 commandes d’exportation passées dans le monde. La société nationale Rosatom peut s’appuyer sur des accords intergouvernementaux qui incluent des financements privilégiés sous garantie de l’État russe. Elle construit actuellement dix réacteurs dans six pays –le Bangladesh (2), la Biélorussie (2), l’Inde (2), la Turquie (2), la Slovaquie (2) et l’Ukraine (2). Elle va débuter deux chantiers en Finlande (1) et Hongrie (2), en attendant probablement l’Égypte (2) et l’Ouzbékistan (2). Des discussions sont en cours avec l’Arménie, le Kazakhstan, la République tchèque, l’Indonésie, la Jordanie, et l’Afrique du Sud. Par ailleurs, l’avance de Rosatom dans la maîtrise de SMR avec deux techniques l’RITM-200 et le KLT40S qui a équipé récemment une petite centrale flottante, lui donnerait un avantage indéniable si se concrétisait vers 2030 la bifurcation technologique vers les réacteurs de petite taille.

La Chine cherche elle à tirer parti de l’expansion spectaculaire de sa capacité nucléaire pour devenir un fournisseur mondial de premier plan. Au cours de la décennie 2010, l’industrie chinoise a mis en service 35 réacteurs. En décembre 2020, elle a démarré son premier réacteur Hualong One, une technologie Gen3 entièrement sinisée, dont elle va faire son modèle phare à l’exportation. Le Pakistan, qui est jusqu’ici le seul pays étranger à accueillir des réacteurs chinois avec les quatre réacteurs de 300 MW de Chasma construits entre 2000 et 2017, a commandé deux Hualong One en bénéficiant d’un crédit export sur 80% du coût. Les deux entreprises chinoises (CNNC et CGN) poursuivent un certain nombre de négociations nucléaires, notamment en Argentine, au Brésil, en République tchèque, en Malaisie, en Thaïlande, en Turquie, en Afrique du Sud.

Aux États-Unis, la situation interne du marché nucléaire reste déprimée. Le parc nucléaire se réduit, tandis que les deux projets d’AP000 lancés dans la décennie 2000 après trente ans d’absence de commandes ont connu des avatars importants (suspension du projet V.C. Summer en 2017, retards de sept ans du projet Vogtle). Ancien leader mondial, le pays n’a pas réussi à vendre de réacteurs à l’export, hormis quatre réacteurs AP1000 à la Chine, vente qui a en fait été assumé par Toshiba.

Dans les prochaines années, l’industrie nucléaire américaine va pouvoir bénéficier des accords intergouvernementaux signés par l’Administration américaine avec trois pays d’Europe de l’Est, la Roumanie, la Bulgarie et la Pologne. Elle pourra aussi profiter de l’abandon par les pays soumis aussi aux pressions américaines de projets de contrats avec Rosatom ou avec CGN, comme c’est le cas très récemment du Royaume-Uni (pour le projet de Bradwell de deux Hualong 2) en septembre 2021 et de la République tchèque (avec l’exclusion des préqualifications des constructeurs russes et chinois pour la construction d’un réacteur sur le site de Dukovany) en avril 2021. En parallèle l’administration Biden promeut des partenariats public-privé pour le développement de plusieurs petits réacteurs modulaires.

Les ambitions géopolitiques

Les ventes qui se font essentiellement vers les primo-accédants en s’appuyant sur une offre de financement privilégié conduisent à des coopérations technologiques et financières longues car elles concernent la réalisation de plusieurs réacteurs, la fourniture de combustibles, l’exploitation des réacteurs, l’entretien lors des premières années ainsi que la formation de compétences

en matière d’exploitation et de sûreté. Dans le cas de la Chine, l’objectif s’inscrit clairement dans sa stratégie des routes de la soie qui vise à établir une large aire d’influence géopolitique à base de «territoires technologiques», consolidée par une dépendance financière,

Pour la Russie, cet objectif stratégique joue sans aucun doute vis-à-vis des anciens États de l’Union soviétique (Biélorussie, Ouzbékistan, et bientôt Arménie et Kazakhstan), voire de certains de ses anciens satellites (Bulgarie, Hongrie, Slovaquie). Avec la Turquie ou l’Inde, cet objectif s’inscrit aussi dans le cadre de larges partenariats destinés à contrebalancer l’influence américaine et chinoise. Avec la Turquie, pourtant pays de l’OTAN, la vente des deux VVER de la centrale de Akkuyu au début des années 2010 s’inscrit clairement dans le processus de resserrement des liens entre les deux pays dans les domaines militaire et civil, comme on peut le voir avec la vente de missiles sol-air S-400 en 2017.

Pour les États-Unis, cela s’inscrit dans le projet de réaffirmation de sa place dans le concert international du nucléaire, avec pour l’heure un effort particulier en Europe centrale et orientale. Cette stratégie est motivée aussi par le bras de fer engagé avec la Chine dans tous les domaines technologiques.

Problèmes de non-prolifération et de sécurité

Le profil des fournisseurs chinois et russe suscite des interrogations en matière de sécurité et de prolifération. Il n’est pas certain que la Russie et la Chine agissent toujours pour imposer aux acheteurs, toutes les règles et garanties imposées par le régime de non-prolifération existants à leur acheteur.

Ainsi, bien que Rosatom offre tous les services du cycle du combustible, la Russie a été généralement tolérante à l’égard des pays qui acquièrent ou développent des technologies nucléaires sensibles à la prolifération, l’enrichissement et le retraitement. Cela a été le cas vis-à-vis de l’Iran en 2005 pour l’achèvement du réacteur de Bushehr 1, dont la construction avait été commencée par Siemens entre 1975 et 1978. À la même date, la Russie a signé en 2006 avec l’Inde, pays non signataire du TNP, un contrat de deux réacteurs VVER de 1000 MW en 2008.

Les Russes paraissent aussi un peu moins regardants en matière de sûreté des réacteurs, comme le montre la signature des contrats de 2006 et de 2018 (ce second contrat porte sur 2 VVER de 1.000 MW de génération 3), malgré la condition contractuelle très sévère de responsabilité du vendeur en cas d’accident nucléaire qu’impose l’Inde pour ses achats de centrales nucléaires, condition qui, au passage, a freiné considérablement les négociations entre la France et l’Inde pour l’achat de 4 EPR depuis 2012.

De même, si la Chine, signataire du TNP en 1992, a accepté les divers principes de non-prolifération sur l’exportation des équipements et services du nucléaire civil, elle est connue pour donner la priorité aux avantages commerciaux dans nombre de ses activités économiques mondiales. Ainsi, elle n’a pas hésité à vendre à deux reprises ses réacteurs au Pakistan, non signataire du TNP.

Affronter les distorsions de concurrence avec la chine

Les efforts d’exportation nucléaire de la Russie et de la Chine ont des effets de distorsion manifeste sur le commerce nucléaire mondial avec l’attribution de crédits-export généreux alors que les autres pays fournisseurs (dont les trois challengers France, Corée du sud et Japon) ne peuvent s’y abaisser en raison des règles du commerce international, consolidées par l’action de l’OCDE. La Russie et la Chine n’en sont pas membres, et ne sont pas liées par ses règles. Le moment serait venu de mettre à jour les règles de financement existantes et les conditions acceptables de concurrence commerciale dans le domaine. En attendant, les États-Unis envisagent très sérieusement d’assouplir leurs propres règles de crédits à l’export attribués par l’Exim Bank dans ce domaine et ce sans se concerter avec les autres pays de l’OCDE exportateurs, selon leur nouvelle habitude.

La rédaction