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Nous sommes face à un véritable mur d’investissements


L’aspect financier de la transition énergétique à marche forcée que nous avons lancée est presque un tabou. Et pourtant, le coût des investissements nécessaires est considérable et se chiffre dans les prochaines années et par an entre 2 et 3 % de la richesse nationale (PIB) et au-delà de 4 % dans les années 2030-2050. Et il faudra bien le financer. Qui va payer et avec quelles conséquences économiques et sociales ? Par Gilles Pouzin. Article paru dans le numéro 16 du magazine Transitions & Energies.

Jusqu’à aujourd’hui, l’urgence de la transition énergétique inquiétait plus que son financement. On s’alarmait des hausses de température, des seuils dépassés et de notre incapacité à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d’ici 2030, pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais on se félicitait aussitôt des milliards de dollars et d’euros promis pour décarboner l’économie du futur, à grands coups de plans d’investissements, comme le pacte vert européen (Green Deal) ou le Green New Deal américain. Les capitaux injectés pour verdir l’économie stimuleraient l’investissement, l’innovation et l’emploi. Il n’y aurait qu’à mettre les moyens, et l’offre s’adapterait à la demande. Une parfaite illustration de cette fameuse pensée magique. Car deux sérieux problèmes se posent. Combien coûtera la transition ? Qui financera ses dépenses colossales dont la rentabilité est très loin d’être assurée ?

Dans les milieux financiers, les débats portaient d’abord sur les aléas de la comptabilité extra-financière et la difficulté à déterminer ce qui est bon pour les objectifs climatiques, ou non, comme les obligations vertes et les fonds verts « article 9 ». L’enjeu de ces questions demeure, mais avec l’accélération de la transition, on a changé d’échelle et découvert de nouveaux défis.

En 2022, les investissements dans la transition énergétique ont atteint un record de 1 100 milliards de dollars, dépassant pour la première fois les investissements dans les énergies fossiles, selon Bloomberg New Energy Finance (NEF). Depuis 2004, les financements de la transition ont atteint 6 700 milliards. Il a fallu huit ans pour atteindre le premier trillion (2004-2011), moins de deux ans pour le deuxième, et moins d’un an pour le troisième. C’est énorme, et pourtant insuffisant. « Il faudrait tripler ce montant immédiatement pour atteindre la neutralité carbone en 2050 », affirme Bloomberg en s’appuyant sur des estimations de l’Agence internationale de l’énergie (IEA).

Où trouver l’argent ? Avec quels effets sur l’économie ? L’inflation ? La croissance et l’emploi ?

Mur de l’argent !

Au fur et à mesure que la transition énergétique devient une réalité, et que les investissements s’accélèrent, les économistes et décideurs politiques prennent la mesure de ces enjeux. Pourquoi on ne va pas plus vite ? « La reconstruction écologique se heurte au mur de l’argent », répond Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau, dans son rapport sur le financement de la transition énergétique, intitulé « 2 % pour 2 degrés ! ».

Mur de l’argent ! Le mot est lâché. Basculer d’une économie reposant sur les énergies fossiles, vers des infrastructures et usages d’énergies « propres », ne se fait pas d’un claquement de doigt. « Nous chiffrons les investissements, publics et privés confondus, à 182 milliards d’euros par an, dont 57 milliards par an en plus des investissements déjà prévus » à réorienter, explique l’Institut Rousseau. Dans les investissements totaux pour la transition (182 milliards/an) on peut en effet distinguer des investissements déjà prévus pouvant être « réorientés », comme l’achat de véhicules thermiques remplacés par l’achat de véhicules électriques, et les surinvestissements nécessaires. L’Institut Rousseau chiffre ainsi le coût de la transition des transports à 66,2 milliards d’euros par an, mais seulement 2,9 milliards/an si l’on ne retient que le surinvestissement en plus des réorientations (des voitures à pétrole vers les voitures électriques). À l’inverse, la transition des bâtiments (construction plus rénovation) coûterait 21 milliards d’euros par an de surinvestissements, en plus des 19,5 milliards d’investissements déjà prévus dans la construction, dont il suffira d’augmenter l’efficacité énergétique et les qualités environnementales.

« Ces investissements supplémentaires [les 57 milliards] représentent 2,3 % du PIB de la France en 2021 […] nécessaires chaque année pour limiter le réchauffement à 2 degrés », estime l’Institut Rousseau. 

Rien que pour la France, les besoins d’investissements publics et privés nécessaires d’ici 2030 oscillent entre 22 milliards d’euros par an, selon les calculs de l’Institute for Climate Economics (I4CE), et 100 milliards par an selon l’estimation de l’Ademe et du Commissariat général au développement durable (CGDD). Les évaluations convergent vers « un ordre de grandeur de 2,5 points de PIB », estime France Stratégie, dans une analyse de novembre dernier consacrée à « L’action climatique : un enjeu macroéconomique ».

« Les investissements nécessaires au niveau mondial dans la transition énergétique vont représenter 4,2 % du PIB du monde d’ici 2050 », retient pour sa part l’économiste Patrick Artus, chef économiste de Natixis, la banque d’affaires du groupe Banque Populaire Caisse d’Épargne, en citant des travaux récents comme le rapport « Global energy transformation : a roadmap to 2050 » de l’Agence internationale des énergies renouvelables (IRENA, 2019).

Enjeux financiers, impact économique et social

L’accélération de la transition implique « un changement profond de modèle de développement », selon France Stratégie. Car « la transition va impliquer une obsolescence accélérée du capital, des équipements, qualifications, brevets ou des actifs financiers ; elle va induire une réallocation du travail ; solliciter les finances publiques… ». Consciente du défi, la Première ministre Élisabeth Borne a sollicité France Stratégie, par lettre de mission du 12 septembre 2022, pour créer un groupe de travail, sous la houlette de son directeur Jean Pisani-Ferry et de l’inspectrice des finances Selma Mahfouz, afin d’éclairer les enjeux et implications de cette transition accélérée.

En résumé, les experts au chevet du gouvernement ont identifié trois moyens d’atteindre les objectifs du Pacte vert et de la future Stratégie française énergie climat (SFEC) : 1) remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables ou sans dioxyde de carbone (nucléaire) ; 2) réduire la consommation d’énergie à usage égal, en améliorant l’efficacité énergétique ; 3) réduire les usages et la consommation d’énergie.

Sur le plan économique, ces trois voies pour décarboner nos activités impliqueraient trois leviers : 1) la substitution des combustibles fossiles par des injections de capitaux ; 2) la réorientation de l’innovation et du progrès technique (recherche-développement) pour améliorer l’efficacité énergétique et développer des alternatives aux énergies fossiles ; 3) la modération de consommation par la sobriété et les changements d’habitudes. Chacun de ces trois leviers économiques aura des impacts importants accompagnant la transition.

Trois leviers aux effets inattendus

On comprend plus facilement l’enjeu de ces leviers avec des exemples concrets. Prenons la substitution des combustibles fossiles par des injections de capitaux. En clair, il s’agit de remplacer des équipements peu coûteux (par exemple chaudière au fioul) chers à l’usage (fioul), par des investissements plus coûteux (panneaux solaires) moins chers à l’usage (soleil, pompes à chaleur, géothermie…). « La production d’électricité verte est considérablement plus intensive en capital que la production d’électricité brune », résume France Stratégie.

Pour orienter le progrès technique vers une économie verte, l’enjeu est comparable. Il consiste à encourager des investissements de recherche & développement (R&D) pour trouver des solutions écologiques plutôt que productivistes, moins rentables à court terme.« L’innovation n’est pas spontanément verte, au contraire, les entreprises qui ont produit et innové dans le polluant dans le passé préfèrent continuer d’innover dans les technologies polluantes », expliquaient ainsi les économistes Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel dans leur livre Le Pouvoir de la destruction créatrice (Odile Jacob, 2020), cité par France Stratégie.

Comme l’innovation requiert des années d’anticipation, la lisibilité et la fiabilité de l’action publique sont essentielles pour guider les décisions d’investissements par des politiques prévisibles et persistantes. « La part des brevets “climat” s’est nettement accrue dans les années 2000, elle a baissé après l’échec de la conférence de Copenhague fin 2009 et a réaugmenté après l’Accord de Paris en 2015 », observe ainsi France Stratégie. 

Troisième levier, la sobriété elle-même a des dimensions politiques et sociales plus complexes qu’un simple appel à baisser le chauffage ! Il peut s’agir de sobriété « structurelle », par exemple en réduisant les trajets par des organisations sociales ou professionnelles différentes, comme avec le télétravail. Il y a aussi la sobriété « dimensionnelle », par exemple avec des équipements adaptés aux besoins : petits trajets, petites voitures. Et dans le même esprit, la sobriété « coopérative », en mutualisant les équipements (comme les coopératives avec les moissonneuses). Il y a enfin la sobriété « d’usage », comme éteindre les appareils en veille ou réduire les gaspillages. Mais si la réduction du gaspillage vient d’une innovation (des appareils qui se débranchent tout seul, etc.), ce n’est plus de la sobriété mais un progrès technique (ayant requis des investissements). 

Plus d’investissements… vite obsolètes

Qu’il s’agisse d’injecter des capitaux pour verdir la production et l’utilisation d’énergie, ou d’investir dans la recherche pour trouver des alternatives, il faut bien commencer par dépenser, vite et beaucoup, avant d’en récolter les fruits. En nous fixant une double exigence de réduction des émissions d’abord, à l’horizon 2030, et de neutralité ensuite, à l’horizon 2050, le calendrier de ces étapes oblige à investir deux fois plutôt qu’une.

« Investir en capital matériel plutôt qu’en recherche et développement est nécessaire si l’on veut atteindre les objectifs fixés pour 2030, mais oblige à avoir recours aux technologies d’aujourd’hui, moins productives que celles qui devraient résulter d’un effort plus important en soutien de l’innovation verte. À l’inverse, privilégier l’investissement en R & D conduira nécessairement à mettre au rebut d’ici 2050 des équipements non encore amortis, et donc à subir une perte en capital », résument les experts de France Stratégie.

Consommer moins, ou mieux ?

Or, en économie, quand l’investissement augmente et à richesse égale, il faut soit épargner davantage, soit recourir au crédit, qui sera remboursé par une épargne future (comme pour l’achat d’un logement à crédit), soit augmenter les taxes. « Il y a donc nécessairement recul de la consommation, conclut Patrick Artus. Ce recul de la consommation peut être réalisé par la baisse des salaires, qui donne aux entreprises les profits nécessaires pour investir davantage, ou par la hausse des impôts, qui donne aux États des ressources pour investir davantage », précise-t-il.

Une forte hausse de la demande de capitaux par rapport à l’offre, c’est-à-dire par rapport à la capacité d’épargne des ménages et d’octroi de prêt des banques, alimenterait aussi une poursuite de la hausse des taux d’intérêt, renchérissant le coût des investissements et des déficits publics à refinancer.

On peut néanmoins voir le verre à moitié plein : si la baisse de la consommation cible les dépenses d’énergie, fossile en particulier, elle contribue à la sobriété utile aux objectifs climatiques. Entre la pénurie de carburants et la flambée de leurs prix, les Français ont ainsi réduit leur consommation d’énergie de 20 % à l’automne dernier, pour moitié grâce à la météo clémente et pour moitié grâce aux efforts de sobriété (du fait notamment des hausses de prix…), selon l’Insee.

Un ralentisseur de croissance ?

À première vue, les investissements dans la transition énergétique soutiendraient la croissance. « En bonne logique keynésienne, ceux-ci stimulent la croissance et accroissent la demande de travail des entreprise», note France Stratégie. Malheureusement, cette vision simpliste s’obscurcit en prenant du recul car « une part de l’investissement qui allait à l’extension des capacités de production ou à l’amélioration de la productivité du travail va devoir être consacrée à la recherche de l’efficacité énergétique, à la substitution d’énergies renouvelables à des énergies fossiles, ou au remplacement du capital prématurément déclassé. Toutes choses égales par ailleurs, l’impact sur le PIB potentiel ne pourra être que négatif », prévient France Stratégie.

Destructions ou créations d’emplois ?

Les chamboulements de la transition énergétique n’épargneront pas l’emploi et le pouvoir d’achat, car ils entraîneront « la dévalorisation brutale d’équipements, de capital intangible et de capital humain », prévient France Stratégie. Parmi les exemples concrets, « la perte de valeur des logements les plus mal isolés », ou encore « 447 000 emplois directement liés à la fabrication de moteurs thermiques » menacés en Allemagne, même si beaucoup bénéficieront de reconversion dans les industries de la transition.

Plus d’inflation

Alors qu’on l’avait oubliée, après quatre décennies de désinflation (faibles hausses de prix) flirtant parfois avec la déflation (baisse des prix), l’inflation est revenue au galop dès la fin de la crise sanitaire, en 2021, s’installant pour durer, avec les effets de la guerre d’Ukraine et ceux de la transition énergétique.

On observe déjà depuis deux ans l’impact direct de la transition énergétique sur l’emballement des matières premières indispensables aux énergies renouvelables (cuivre, nickel, alu, cobalt, lithium…) et des énergies fossiles (gaz, pétrole…) dont l’offre est limitée par l’insuffisance d’investissements (lire « Un monde de pénuries » Transitions & Énergiesno 12, printemps 2022).

« Une demande plus forte va devoir être satisfaite par une offre réduite. C’est typiquement une configuration inflationniste », résume France Stratégies. On mesure encore mal l’ampleur de cette pression inflationniste liée à la transition, ou « greenflation », mais on ne peut plus la nier.

« Si le prix de l’énergie augmente, il en résulte une forte perte de pouvoir d’achat pour les 20 % de ménages les plus modestes, qui consacrent 15 % de leurs revenus aux dépenses d’énergie, contre 5 % pour les 20 % de ménages les plus aisés », détaille Patrick Artus. En plus, « on sait que les prix des voitures vont monter, avec des voitures électriques nettement plus chères que les voitures thermiques », ajoute l’économiste de Natixis, pour qui la transition est aussi un enjeu social de redistribution.

Des gains… lointains

« Emmanuel Macron déclarait “la fin de l’abondance” en août dernier, tandis que l’économiste Jeremy Rifkin annonçait “l’âge de la résilience” en novembre », résumait Marc Uzan, directeur du Centre de politique européenne à Paris, à l’occasion d’un récent rapport et d’un forum sur ce thème. « La succession de crises signale-t-elle un changement d’ère pour l’économie mondiale, criblée de pénuries chroniques, d’inflation persistante, voire d’un découplage entre le monde libre et le monde autoritaire ? », s’inquiétait Marc Uzan.

À court terme, les promesses de la transition énergétique sont de moins en moins réjouissantes. Mais à long terme, on peut tout de même en espérer des bénéfices à la hauteur des sacrifices.

Pour notre santé d’abord. « L’OMS estime qu’environ un quart de la mortalité mondiale est liée à la dégradation de l’environnement », rappelle Jean-Guillaume Péladan, responsable de la recherche sur l’environnement à la société de gestion Sycomore AM. À terme, « les coûts évités de la pollution de l’air pourraient être de l’ordre de 3 milliards d’euros par an pour la Sécurité sociale », calcule ainsi l’Institut Rousseau.

Côté économies d’énergie, l’Institut Rousseau estime que le passage aux voitures électriques procurerait plus de 800 euros d’économies en carburant par an plus 100 euros d’entretien par foyer, tandis que la rénovation thermique réduirait leur facture énergétique de plus de 700 euros par logement. En retenant une économie de 1 700 euros par foyer, multipliée par 30 millions de foyers, les Français regagneraient 51 milliards d’euros de pouvoir d’achat.

L’arrêt des importations d’hydrocarbures, estimées à 46,5 milliards, et des engrais chimiques (1,84 milliard), contribueraient à regarnir la balance commerciale de la France de 54 milliards par an, calcule encore l’Institut Rousseau.

Enfin, l’abandon de la taxe carbone, rejetée par les citoyens et dont les recettes mondiales n’atteignaient que 100 milliards de dollars en 2021, serait un manque à gagner fiscal, largement compensé par l’arrêt des subventions directes aux énergies fossiles, ayant coûté 700 milliards aux contribuables terriens en 2021, selon les derniers « Comptes mondiaux du carbone » publiés par I4CE.

La rédaction