Transitions & Energies
Flamanville Chantier EDF

L’industrie nucléaire française n’est plus ce qu’elle était


La filière nucléaire française illustre parfaitement la désindustrialisation du pays. Elle a perdu au cours des deux dernières décennies une partie non négligeable de ses capacités et de ses compétences. Les errements du chantier de l’EPR de Flamanville en apportent la démonstration. Elle n’est pas en mesure aujourd’hui de réaliser un programme massif de construction de réacteurs. La redresser va demander
la mobilisation de moyens financiers et humains très importants. Article paru dans le numéro 11 du magazine Transitions & Energies.

Les problèmes que doit surmonter la filière nucléaire française, pour être capable de lancer au cours des 20 prochaines années un programme massif de construction de nouveaux réacteurs EPR2 dans des conditions techniques et financières acceptables, sont considérables. Le désastre du chantier de l’EPR de Flamanville, les problèmes du même ordre rencontrés par celui d’Olkiluoto en Finlande et les difficultés récentes rencontrées sur le réacteur numéro 1 de Taishan en Chine, qui ont conduit à son arrêt, ont affecté durablement la crédibilité de l’industrie nucléaire française et illustré son affaiblissement.

Même s’il s’agit d’un prototype, même si les équipes engagées étaient pour la plupart novices et même si les exigences permanentes et parfois contradictoires de nouvelles mesures de sûreté ont beaucoup compliqué le chantier, les errements de la construction de l’EPR de Flamanville ont créé de sérieux doutes sur les capacités de la filière.

Une liste ahurissante de malfaçons

La Cour des comptes a résumé le désastre industriel de Flamanville dans un rapport qui remonte à l’été 2020. Il n’épargne ni EDF, ni Areva, aujourd’hui disparu, ni l’Etat, ni l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire). Lancé en 2007, l’EPR français devait entrer en service en 2012. Il ne produira pas d’électricité avant au mieux fin 2023 début 2024. A condition que de nouveaux problèmes n’apparaissent pas. Le coût initial de construction était évalué à 3,5 milliards d’euros. Il est passé selon les dernières estimations à 19 milliards.

La liste des malfaçons est ahurissante. Elle va du béton à la cuve du réacteur en passant par des soudures essentielles. En 2008, des fissures ont été constatées dans le béton de la dalle qui se trouve sous le réacteur, le tablier. et en 2011 dans des piliers «percés comme du gruyère». En 2015, des défauts ont été détectés sur le couvercle et le fond de la cuve du réacteur. Enfin, 60 soudures essentielles sont à refaire et notamment les huit des tuyauteries principales d’évacuation de la vapeur du réacteur vers les turbines.

Les magistrats soulignaient la «perte de compétences techniques de la filière nucléaire française». L’Autorité de sûreté nucléaire a fait exactement le même constat s’inquiétant de «la perte d’expérience» et de la «perte de compétence et la faiblesse du tissu industriel».

Le redressement de l’industrie nucléaire est une nécessité

Dans ces conditions, on peut légitimement s’interroger sur la capacité de l’industrie nucléaire française à mener, comme dans les années 1970-1980, un programme de construction de grande ampleur. La Cour des comptes a d’ailleurs à nouveau mis en garde, en novembre dernier, sur les «incertitudes» pesant sur la capacité à construire un nouveau parc nucléaire «dans des délais et à des coûts raisonnables».

Pour garantir à la France 50% de production d’électricité nucléaire en 2050 et au-delà, il faudra, selon les magistrats, construire entre 25 et 30 nouveaux réacteurs. Cela nécessiterait « une mobilisation et un effort de redressement accélérés de notre industrie nucléaire » et poserait « la question du nombre de sites disponibles ».

RTE (le Réseau de transport électrique) estime dans son volumineux rapport «Futurs électriques 2050» publié en novembre que les capacités industrielles actuelles ne permettent pas de construire plus de quatorze réacteurs d’ici 2050. Entre 1970 et 1980, la filière avait fait sortir de terre un peu plus de vingt réacteurs en moins de dix ans…

Au jour d’aujourd’hui, le gouvernement ne s’est de toute façon engagé… oralement que sur la construction de six EPR2 avec un dépôt des dossiers prévu en 2023 et une mise en service en 2035-2037. Le calendrier, comme toujours, sera difficile à tenir et six réacteurs ne suffiront pas, quel que soit le scénario de transition retenu. La construction de 10 nouveaux réacteurs permettrait de maintenir, en 2050, la part du nucléaire à seulement 37 % de la production électrique à condition… que dans le même temps la durée de vie de tous les réacteurs existants soit prolongée.

La Cour souligne également qu’EDF ne pourra financer seul les nouvelles constructions et qu’un «partage des risques avec l’État» sera indispensable. Et pour cause. Dégradé à cinq reprises ces dernières années par les agences de notation, EDF traîne une dette de 53 milliards d’euros avec la dette hybride et même de 70 milliards avec les engagements hors bilan. «EDF est menacée de déclassement», reconnaissait en février 2021 son Pdg Jean-Bernard Lévy.

La facture des 6 epr2 est déjà passée de 46 à plus de 52 milliards d’euros

Et le coût de financement est une donnée essentielle pour assurer la compétitivité de l’électricité produite ensuite jusqu’à la fin du siècle. C’est pour cela que la reconnaissance par l’Union Européenne du caractère «durable» de l’énergie nucléaire lui donnant accès à des financements verts revêt une telle importance (voir page 29). Selon les calculs de l’OCDE, les deux tiers du coût d’une centrale proviennent du coût du capital qui a financé sa construction.

La facture des trois paires d’EPR2 est estimée par EDF à 46 milliards d’euros. Un chiffre déjà dépassé. Début novembre, un document de travail du gouvernement évoquait une mise en service des EPR2 à partir de 2040 (avec déjà cinq ans de retard) à un coût compris entre 52 et 64 milliards.

En passant à 25 ou 30 réacteurs, comme le recommande la Cour des comptes, la facture s’établirait alors entre 1.250 et 1.500 milliards d’euros et encore en comptant sur d’incertaines économies d’échelle. «On ne peut pas établir avec un degré raisonnable de certitude que les économies de construction de futurs EPR2 par rapport au coût de construction d’EPR de type Flamanville se matérialiseront», écrivaient déjà en 2020 les magistrats de la Cour des comptes…

Évidemment, seul l’État peut financer de telles sommes. Cela se fera vraisemblablement avec un mélange de tarif garanti d’achat de l’électricité produite, de prêts garantis par l’État plus, éventuellement, des subventions publiques directes.

Réformer edf

Mais tout cela ne peut se faire que si EDF est capable de se transformer. L’électricien a longtemps été dans le déni au sujet de Flamanville. Les estimations de coûts et de calendrier de construction des nouveaux réacteurs EPR2 montrent que le mal est encore profond. D’autant plus qu’il y aura forcément une phase d’apprentissage et de tâtonnements dans la construction des EPR2, qui sont aujourd’hui des modèles existants seulement sur le papier.

Surendettée, menacée de démantèlement par le projet Hercule finalement abandonné, accablée par les erreurs du chantier de Flamanville, affaiblie financièrement par l’obligation de vendre à prix cassés une partie de sa production d’électricité nucléaire à ses concurrents, EDF est une entreprise en crise. Elle paye le prix à la fois des injonctions contradictoires venues depuis des décennies de son principal actionnaire, l’Etat, et d’une gestion interne marquée par l’incapacité à régler et même à reconnaître les problèmes. Le redressement d’EDF est indispensable. L’électricien public doit se transformer, se réorganiser et accroître son efficacité et ses compétences. S’il n’y parvient pas, l’avenir de l’industrie nucléaire française, un des rares domaines technologiques dans lequel le pays existe encore à l’échelle mondiale, sera compromis.

E.L.

La rédaction