Transitions & Energies
Superphénix Wikimedia Commons

La France a presque abandonné la surgénération, l’avenir du nucléaire


Les programmes de recherche en France sur les réacteurs nucléaires de 4e génération étaient parmi les plus avancés avant d’être sabordés. Par Lionel Jospin, qui a fait fermer le réacteur Superphénix quelques temps après qu’il ait commencé à fonctionner de manière satisfaisante, et par Emmanuel Macron, qui a abandonné en catimini en août 2019 le programme Astrid. L’avenir du nucléaire est pourtant avec les réacteurs dits à neutrons rapides permettant la surgénération et l’utilisation des déchets nucléaires existants. Ils permettent ainsi de boucler le cycle du combustible. La France a ainsi aujourd’hui suffisamment de plutonium et d’uranium appauvri pour faire fonctionner pendant des milliers d’années un parc de réacteurs de 4e génération. Mais elle a presque totalement perdu son avance technologique. Par Dominique Grenêche. Article paru dans le numéro 14 du magazine Transitions & Energies.

Pour introduire cet article, nous rapportons ici les propos tenus par Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, membre de l’Académie des sciences, dans son article publié en septembre 2019 à la suite de la décision d’arrêter le projet Astrid (acronyme de l’anglais Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration). Rappelons qu’il s’agissait d’un prototype de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Yves Brechet écrivait notamment: « Il faut avoir une idée bien singulière de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. Une telle idée ne peut germer que dans l’entrelacs de neurones de hauts fonctionnaires qui, pour reprendre le mot féroce de Rivarol, ont “le terrible avantage de n’avoir jamais rien fait”… Au prix d’une pirouette rhétorique, la fermeture du cycle du combustible [la réutilisation des déchets NDLR] demeure la politique officielle de la France. Pour faire bonne mesure, on s’offrira quelques études sur des solutions technologiquement moins matures (pour être bien certains qu’elles ne passent jamais à l’étape d’industrialisation)… et par une admirable tartufferie on renoncera à la fermeture du cycle tout en prétendant le conserver. On peut être admiratif de la manœuvre en termes de communication politique sans pour autant considérer qu’elle soit digne d’hommes d’État.» 

Les hommes d’État en question sont devenus incapables de mettre en œuvre des stratégies de long terme sacrifiées à des tactiques politiciennes. Et ils ne comprennent rien à l’énergie nucléaire. Car les RNR représentent tout simplement l’unique possibilité de maintenir durablement la production d’énergie nucléaire, à condition d’être déployés industriellement avant le milieu de ce siècle. Si l’on suppose que l’énergie nucléaire est amenée à se développer, même à un rythme modeste, on se dirige inéluctablement vers son extinction progressive au-delà de ce siècle faute de quantités suffisantes de ressources d’uranium naturel économiquement exploitables. La seule solution, les RNR…

1) La théorie

Commençons par quelques explications pour comprendre dans les grandes lignes leur fonctionnement. Le phénomène de régénération consiste à générer autant (isogénération) ou même plus (surgénération) de matière fissile que l’on en consomme dans un réacteur nucléaire pour produire de l’énergie. Cela ne peut se réaliser qu’avec des réacteurs à neutrons rapides. Le «carburant» de l’énergie nucléaire est constitué par la fission de noyaux atomiques provoquée par l’absorption d’un neutron. Le neutron absorbé apporte au noyau une énergie de liaison qui déforme le noyau jusqu’à le faire éclater en deux morceaux en libérant une quantité d’énergie colossale comparée à celle de n’importe quel autre processus chimique. De plus, cette réaction nucléaire libère plusieurs neutrons qui peuvent à leur tour être absorbés par d’autres noyaux « fissiles » et conduire ainsi à enclencher une réaction en chaîne.

Malheureusement, il se trouve que ce processus ne peut se réaliser facilement qu’avec un seul noyau atomique existant dans la nature : l’isotope n° 235 de l’uranium, l’U235, dont la proportion est très faible dans l’uranium naturel (Unat): 0,7 % seulement. L’autre isotope de l’Unat, l’U238, qui est donc en proportion de 99,3%, n’est pratiquement pas fissile. Mais il joue un rôle fondamental dans le processus de régénération.

Rappelons d’abord que la fission est d’autant plus probable que la vitesse des neutrons est faible, ce qui peut paraître curieux car on imagine intuitivement que plus la vitesse d’impact du neutron est élevée, plus grandes sont les chances de casser un noyau. Toutefois, on peut le comprendre en admettant que plus le neutron est lent, plus il reste longtemps au voisinage du noyau, ce qui laisse plus de temps à celui-ci « d’attraper » le neutron. Or les neutrons émis par une fission sont extrêmement rapides (plusieurs dizaines de milliers de km par seconde) et il faut donc réduire énormément leur vitesse pour espérer qu’au moins l’un d’entre eux puisse provoquer une autre fission. D’où l’idée de mélanger l’uranium avec un corps appelé « modérateur » formé de noyaux aussi légers que possible sur lesquels les neutrons peuvent « rebondir » et ainsi se ralentir (comme des chocs de boules de billard). C’est le principe de fonctionnement des réacteurs nucléaires électrogènes actuels dit « réacteurs à neutrons lents » ou RNL dont le modérateur est de l’eau sous pression.

Il se trouve que le nombre moyen de neutrons émis par une fission, nommé v, est très nettement supérieur à un puisqu’il est égal à 2,44 pour une fission de l’U235 par des neutrons lents. Cela laisse a priori beaucoup de marge pour entretenir une réaction en chaîne puisqu’il suffit théoriquement qu’un seul neutron issu de fission puisse provoquer une autre fission. En réalité, ν doit nécessairement être très nettement supérieur à un à cause de la perte inévitable d’une partie de ces neutrons issus de fission par différents processus.

Une utilisation peu efficace de l’uranium naturel

La première de ces pertes est inéluctable, car elle résulte du fait qu’un neutron absorbé dans un noyau fissile ne provoque pas nécessairement une fission de celui-ci. Pour l’U235 par exemple qui absorbe un neutron lent, la probabilité d’une fission n’est que de 0,85, après, il y a d’autres facteurs de pertes. Il s’agit d’une part de la fuite de neutrons à l’extérieur du cœur du réacteur (que l’on minimise à l’aide de réflecteurs de neutrons entourant le cœur) et d’autre part de la capture de neutrons dans les noyaux atomiques autres que l’U235 que l’on peut regrouper en cinq catégories : modérateur (eau), éléments de structure (essentiellement les aciers des assemblages combustibles), produits de fission (notamment le xénon-135) absorbants situés dans les barres de contrôle et enfin capture par l’U238.

En fait, cette dernière perte est loin d’être totalement stérile comparée aux autres, car la capture d’un neutron par l’U238 donne naissance à un nouvel élément, le plutonium 239 (Pu239), qui lui est fissile au même titre que l’U235. C’est en quelque sorte comme un carburant de synthèse pour l’énergie nucléaire. Quel est le bilan de tout cela dans un RNL ?

Pour fixer les idées, on peut retenir les ordres de grandeur suivants pour un combustible «neuf» de réacteur à eau pressurisée: un peu plus de 60% des neutrons de fission sont absorbés dans l’U235 et environ un tiers dans l’U238 pour produire du plutonium tandis que près de 5% sont perdus dans les captures stériles de l’eau.

Comment se traduit ce bilan neutronique des réacteurs à eau légère au niveau d’un parc nucléaire? Indiquons d’abord qu’il faut fissionner environ 50 tonnes de noyaux atomiques fissiles pour produire 400 TWh d’électricité, ce qui correspond en moyenne à la production annuelle d’électricité d’origine nucléaire en France. Cela produit 50 tonnes de produits de fission radioactifs qui constituent l’essentiel des fameux déchets nucléaires de haute activité. Sur ces 50 tonnes, un peu plus de la moitié seulement provient directement des fissions de l’U235 (26 tonnes). Le reste provient essentiellement des fissions du plutonium (Pu239 et Pu241) formé in situ, qui comptent pour environ 40% du total des fissions, soit 20 tonnes. Le reliquat, un peu moins de 4 tonnes (3,8 exactement) des fissions, résulte des fissions de l’U238 par les neutrons rapides.

Cela étant, la quantité d’uranium naturel qu’il a fallu utiliser pour fabriquer le combustible à uranium enrichi permettant de produire cette quantité d’électricité est d’environ 8.700 tonnes. Les chiffres que l’on vient d’indiquer montrent donc que l’on n’utilise que 0,34% de cet uranium (26 tonnes d’U235 + 3,6 tonnes d’U238) pour produire de l’énergie, auxquels on peut ajouter les 20 tonnes de plutonium formées in situ, soit 0,3%. En fin de compte, on n’utilise que 0,6% de l’uranium extrait du sol pour faire de l’électricité!

Une seule voie peut permettre de modifier radicalement cette situation: la régénération. L’idée de base est de mettre à profit la possibilité de créer de la matière fissile artificielle, le plutonium, dans un réacteur nucléaire en quantité supérieure à celle que l’on consomme en fonctionnement. Autrement dit, et pour prendre une analogie avec une voiture à moteur thermique, il s’agit de trouver un moteur permettant de fabriquer autant ou même plus d’essence que l’on en consomme en roulant! Nous allons voir que cette prouesse est parfaitement réalisable et qu’elle a même été mise en œuvre à une échelle industrielle.

L’élément fondamental de la régénération est que le nombre moyen de neutrons émis pour un neutron absorbé dans le noyau fissile est nettement supérieur pour le Pu239 absorbant des neutrons rapides que pour l’U235 absorbant des neutrons lents. Il vaut 2,33 pour le Pu239 (pour les neutrons rapides) contre seulement 2,07 pour l’U235 (pour les neutrons lents). Pour atteindre la régénération, il faut que le nombre de neutrons émis par neutron absorbé dépasse nettement la valeur 2. Pour l’U235, l’écart par rapport à 2 pour les neutrons lents est beaucoup trop faible (0,07) pour espérer atteindre la régénération alors que pour le Pu239 avec des neutrons rapides il est suffisant (0,33). Tel est le secret des RNR.

2) Le seul avenir possible pour l’énergie nucléaire

Voilà pour les grands principes. Ils ont notamment été développés au début aux États-Unis. Dès avril 1944, le génial physicien Enrico Fermi, qui était membre de la petite équipe d’une dizaine de pionniers du projet Manhattan (la bombe atomique) chargée de réfléchir aux différents concepts de réacteurs nucléaires producteurs d’énergie, pose les bases théoriques. Mais le concept ne passera jamais au stade industriel aux États-Unis, ce que fera en revanche l’URSS à partir des années 1960 avec le développement de plusieurs réacteurs expérimentaux dont certains sont encore en service.

Mais le pays le plus en pointe à la fin du xxe siècle sera la France… Dès le début des années 1950, la France initie des études exploratoires et met en place à Saclay en 1956 une petite équipe de physiciens et d’ingénieurs dédiée à la réalisation d’un premier réacteur expérimental dont la construction sera lancée en 1962. C’est le réacteur Rapsodie qui diverge le 27 janvier 1967 et va fonctionner très régulièrement pendant une quinzaine d’années. Au passage, Rhapsodie a été inauguré en novembre 1967 par le général de Gaulle, ce qui montre l’importance que le gouvernement français attachait alors aux RNR…

La deuxième grande étape du programme français va être la construction d’un démonstrateur industriel de taille significative d’une puissance électrique de 250 MWe, le réacteur Phénix qui est connecté au réseau en décembre 1973, cinq ans seulement après le début des travaux! Il va fonctionner pendant trente-cinq ans. Le plutonium produit par le réacteur a pu être recyclé dans le réacteur lui-même, ce qui a permis de valider expérimentalement la surgénération et d’en fournir une mesure grâce à des bilans de matière qui ont permis d’établir un taux de surgénération de 1,16. C’est jusqu’à présent un résultat unique au monde à cette échelle.

Au début des années 1970, tandis que s’achève la construction de Phénix, la définition d’un RNR de grande puissance, 1.200 MWe, est en cours. Sa construction commence en décembre 1976 sur le site de Creys-Malville près de Lyon. Le projet, baptisé tout naturellement Superphénix, est le fruit d’une collaboration européenne, notamment entre EDF, la société italienne Enel et la société allemande SBK. Son histoire va être extrêmement mouvementée à toutes les étapes de son développement avec des difficultés techniques et une opposition virulente de la part des mouvements écologistes.

Ce sont finalement des tractations électorales purement politiciennes qui vont conduire Lionel Jospin à prendre la décision en 1997 d’arrêter définitivement ce réacteur, au moment même où il commençait à fonctionner de façon satisfaisante. À partir du milieu des années 2000, les chercheurs et ingénieurs travaillent à la conception d’un prototype de RNR au sodium, baptisé Astrid, intégrant de nouvelles avancées en matière de sûreté et d’optimisation de la conception et des coûts. Astrid est abandonné en catimini à l’été 2019 sur décision d’Emmanuel Macron…

Et pourtant, les RNR régénérateurs sont l’avenir de l’énergie nucléaire. Ils doivent permettre à terme de remplacer les réacteurs actuels à neutrons lents (RNL) qui n’utilisent qu’environ 0,6% de l’uranium naturel pour produire de l’énergie, sachant qu’il n’existe aucun moyen pour espérer améliorer significativement cette piètre performance. Or l’uranium naturel est une matière première dont la quantité est limitée même si les réserves actuelles identifiées sont suffisantes pour un siècle d’utilisation. Un autre intérêt des RNR provient de leur capacité à réduire fortement les quantités de déchets radioactifs à vie longue. Les RNR du fait de leur spectre de neutrons rapides produisent nettement moins de radionucléides à vie longue que les RNL et ils offrent même la possibilité de détruire efficacement une bonne partie d’entre eux par transmutation nucléaire, appelée parfois «incinération».

Maintenant, le temps de l’énergie, notamment nucléaire, n’est pas celui de la politique et encore moins des médias. Le période de transition entre les RNL et les RNR peut être estimée à soixante/soixante-dix ans. La principale raison est que le rythme de déploiement des RNR est limité par les capacités de traitement des combustibles et par la disponibilité du plutonium… sauf en France.

Sur le plan mondial et le long terme, après 2100, on ne peut stabiliser la demande en uranium naturel à un niveau inférieur à 15 millions de tonnes que si les RNR commencent à être déployés avant le milieu de ce siècle. Pour fixer les idées, on peut se référer à l’un des scénarios considérés dans l’étude prospective sur les besoins mondiaux en énergie dans lequel le nucléaire prend une part significative avec une production en 2050 égale à 2,5 fois celle d’aujourd’hui, soit 6.500 TWhe (elle est d’environ 2.600 TWhe en 2021) et 15.000 TWhe en 2100.

La France a des atouts sans équivalents, encore faut-il les utiliser…

La France possède aujourd’hui des atouts incomparables pour développer les RNR. Elle a encore, par miracle, la maîtrise de la technologie des RNR refroidis au sodium. Elle a une expérience unique du traitement de combustibles usés et du recyclage du plutonium qu’elle a acquise depuis plus de trente ans. Elle possède sur son territoire du plutonium séparé en quantités suffisantes (environ 60 tonnes) pour pouvoir démarrer sans attendre plusieurs RNR (4 ou 5). Il faut ajouter à cela le fait qu’elle détient de grands stocks d’uranium appauvri (plus de 330 000 tonnes à ce jour) qui constituent le carburant des RNR une fois leur équilibre atteint, et qui assure la production totalement autonome d’énergie nucléaire pour des milliers d’années… Aucun pays au monde ne rassemble de tels atouts. Mais il lui en manque un, essentiel, la volonté et la lucidité politiques. Car il faut engager dès maintenant un programme ambitieux de développement des RNR à une échelle industrielle, avec pour objectif un début de mise en service des premiers grands réacteurs avant 2050.

 

 

 

 

La rédaction