Transitions & Energies
La commission européenne à Bruxelles

L’Europe de l’électricité, un marché de dupes


Comment a-t-on pu construire un marché européen de l’électricité qui dans le même temps accorde la priorité aux énergies intermittentes solaires et éoliennes et d’autre part donne une cotation en continu du marché de gros pour un produit, l’électricité, non stockable et dont l’usage suppose un équilibre permanent entre la production et la consommation. Un marché est fait pour permettre l’existence d’une concurrence favorable aux consommateurs, il n’est pas fait pour nourrir des parasites qui font monter les prix sans ne plus avoir aucun lien avec les coûts. Par Loïck le Floch Prigent. Article paru dans le numéro 15 du magazine Transitions & Energies.

La création du marché de l’électricité en Europe a été réalisée sous l’influence de deux idéologies à première vue contradictoires, celle de l’écologie politique antinucléaire et anticapitaliste et celle de l’école de Chicago libérale dogmatique opposée obsessionnelle aux monopoles des services publics. Après de multiples soubresauts et des luttes acharnées, les élites françaises ont fini par accepter, pour soi-disant «sauver l’Europe», de faire un pas décisif vers la création d’un marché pour l’électricité en 2005, Powernext. Dans le même temps, les producteurs alternatifs d’électricité s’installaient avec des éoliennes et des panneaux solaires à travers l’Europe.

Une construction intellectuelle absurde

Il y a donc aujourd’hui d’une part une règle de priorité sur le réseau pour les énergies intermittentes solaires et éoliennes et d’autre part une cotation en continu du marché de gros et des marchés à terme pour un produit, l’électricité, non stockable et dont l’usage suppose un équilibre permanent entre la production et la consommation.

Cette construction intellectuelle à priori absurde a cependant duré une quinzaine d’années avec des consommateurs s’apercevant modérément de prix en régulière augmentation mais rassurés à l’idée que les produits proposés étaient de plus en plus «propres» et «verts» et que donc, les factures additionnelles étaient pour le bon motif, le bien opposé au mal!

Il a fallu la guerre en Ukraine pour que les populations découvrent le mensonge sous-jacent que les spécialistes connaissaient bien, les énergies intermittentes ne survivaient que grâce à leur «doublure» par de l’électricité produite par du charbon ou du gaz, et le prix de l’électricité dépendait ainsi directement de celui du gaz! Les sanctions contre la Russie et les mesures de rétorsion se traduisant par une réduction drastique des fournitures de gaz ont engendré l’augmentation spectaculaire des prix de ce produit devenu rare et ont entraîné dans la même spirale celui de l’électricité.

Un marché qui nourrit des parasites

L’Europe s’est soudain mise à trembler et a essayé d’inventer des «boucliers» pour calmer les consommateurs dans un désordre complet. Rien de bien surprenant puisque le fameux «marché de l’électricité» cachait un océan de disparités entre les politiques et les intérêts des pays concernés. Il n’y a jamais eu de politique européenne de l’énergie, et l’existence de ce marché ne faisait que cacher des divergences de plus en plus affirmées avec un leadership allemand affirmé justifié par son économie florissante.

Depuis plus de neuf mois, les gouvernements pataugent dans l’idée d’une «réforme» du marché de l’électricité et celui de la France se raccroche à l’idée qu’abandonner cette institution serait un premier pas décisif vers la désintégration de l’Europe alors que son discours est celui de la solidarité européenne. On peut comprendre son dilemme, mais on ne peut admettre son indécision mortifère: notre industrie, déjà mal en point, peut disparaître en quelques mois si des mesures courageuses ne sont pas prises pour mettre fin à une politique mensongère.

Un marché est fait pour permettre l’existence d’une concurrence favorable aux consommateurs, il n’est pas fait pour nourrir des parasites qui font monter les prix sans ne plus avoir aucun lien avec les coûts. Dans tous les secteurs, les producteurs ont le sentiment d’être spoliés par les intermédiaires qui sont les maîtres des prix finaux, mais on peut déterminer les coûts et les marges des intervenants, et c’est vrai dans le domaine du pétrole où les revenus des producteurs comme des commerçants  sont énormes comme on le sait par rapport aux coûts de production. Mais dans le cas de l’électricité, comme on est sur un produit éphémère, cette relation n’existe pas et quand cela dérape, comme aujourd’hui, on n’a plus aucun rattrapage possible, l’algorithme a échappé à son créateur.

Revenir au « chacun pour soi »

Il y a des réformes qui sont assez simples à mettre en œuvre à côté des mesures d’urgence qui devraient permettre de ne pas mettre en faillite tous les consommateurs français d’énergie électrique si les technocrates arrêtent d’être idiots. Ils doivent reconnaître leurs errements, ce qui est le plus difficile pour eux, et constater tout simplement que l’Europe de l’énergie n’existant pas, il suffit de revenir au «chacun pour soi» illustré par l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas et donc de reprendre un tarif réglementé tenant compte des coûts réels de l’électricité, d’un coût moyen et non d’un coût marginal.

Et puis cette alerte sur l’électricité doit aussi nous interroger plus profondément sur notre politique énergétique et ses fondements idéologiques qui ont conduit à la situation catastrophique en terme de quantités de produits, de prix, de sécurité des approvisionnements et de souveraineté.

Errements idéologiques

Il est manifeste que nous avons déraillé gravement en négligeant le nucléaire, aussi bien l’existant que le futur avec un abandon de la maintenance, du «dégoulottage» des centrales amorties (réalisé en Suède et aux États-Unis), du maintien des compétences industrielles et des programmes de 4e génération, SMR et neutrons rapides (Superphénix 1997 et Astrid 2019). Nous avons subi les manœuvres politiciennes antinucléaires qui nous ont amenés aux bords du gouffre.

Par ailleurs, nous avons cru à la gratuité des énergies intermittentes et à leur capacité à satisfaire «proprement» notre consommation électrique. Il faut que nous admettions nous être trompés. L’énergie électrique exige structurellement d’être «pilotable». Il nous faut donc d’urgence abandonner l’idée d’une priorité systématique accordée sur les réseaux aux sources d’énergies intermittentes. Penser puis faire le contraire nous mènera directement à la mort de l’industrie et du pays, nos voisins «verts» allemands nous le montrent en se précipitant sur tout le gazole mondial pour le substituer au gaz russe, pas de faux-semblant ni de nouveaux mensonges, il est déjà trop tard…

Construire une centrale nucléaire en cinq ans, pas en quinze

Mais alors que faire de ce fameux «marché de l’énergie» organisé à Leipzig et Francfort autour de l’EEX? L’abandonner tout simplement ou en faire un musée à l’idéologie délirante des temps passés et délier ainsi de leurs fonctions les fameux fournisseurs alternatifs, parasites inutiles d’un passé révolu.

Revenons à une politique simple que la nécessité de concentration de l’outil nucléaire dans la même entreprise contraint et examinons les coûts, les progrès de productivité et les coûts induits des précautions multiples que les antinucléaires ont mis sur nos chemins. On parle de quinze ans pour construire une centrale nucléaire moderne; du temps de Pompidou-Messmer, c’était cinq ans, en Chine c’est cinq ans. D’où viennent ces quinze ans que l’on nous assène tous les jours comme une vérité révélée? Et le jumeau numérique, qui en parle, qui dit la façon dont les Chinois, avec l’aide de nos ingénieurs, assurent la sûreté de leurs installations, comment ils organisent la maintenance avec les outils modernes issus des connaissances accumulées par eux et par nous? Sont-ils improductifs? Sont-ils chers? Ont-ils eu besoin d’un marché intellectuel et de parasites pour bâtir ce qui va être le premier parc nucléaire mondial?

Nous allons donc devoir, si nous voulons rester un pays industriel, revenir à la notion historique de la nécessité d’une énergie abondante, bon marché et souveraine, basée sur un nucléaire fort associé à une hydroélectricité vivante et dynamique car pilotable. Cela nous conduira à un coût qui figera un tarif minimum explicable au consommateur pour 85% de l’énergie produite. On y rajoutera une marge pour la santé économique du producteur, puis le coût moyen des pics que les autres énergies devront nous apporter. Pour le consommateur, individuel comme professionnel, ce coût moyen résiduel sera aussi explicable et pourra le conduire à changer sa période de consommation, mais nous quitterons ainsi définitivement les mirages des deux idéologies mortifères qui ont bien failli au cours de cette année 2022 nous plonger dans la tourmente définitive: la disparition du pays, la France dans le noir!

La rédaction