Transitions & Energies
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États électriques contre États pétroliers


Le 21ème siècle sera celui de l’électricité et de l’électricité décarbonée. Les puissances électriques prendront le pas sur les puissances pétrolières. La France est un Etat électrique, une puissance dans l’énergie nucléaire. Le démantèlement d’EDF qui menace serait une erreur majeure. Il ferait perdre à la France, et au plus mauvais moment, son atout majeur pour garantir son indépendance énergétique et technologique. 
Article paru dans le numéro 7 du magazine Transitions & Energies.

Le 20ème siècle aura été celui du pétrole. L’or noir a alimenté les économies, les guerres, la société de consommation, les voitures, les avions, les navires et bâti les rapports de force géopolitiques. Le 21ème siècle changera tout cela. L’accélération de l’histoire créée par la pandémie permet d’ores et déjà de voir s’amenuiser ce qui faisait la puissance des États pétroliers. Il ne s’agit évidemment pas d’évolutions rapides, plutôt de tectonique des plaques. Les énergies fossiles représentent encore près de 85% de la consommation d’énergie primaire dans le monde, mais leur déclin semble maintenant inéluctable. Un nouvel ordre énergétique mondial commence à prendre forme sous nos yeux. Cela lui prendra des décennies pour se mettre en place et autant de temps pour distinguer avec certitude les gagnants et les perdants. L’échelle des transitions énergétiques est le demi-siècle. Mais la machine est lancée. Elle a pour nom solaire, éolien, hydrogène, biocarburants, carburants de synthèse, géothermie, hydraulique, nucléaire, capture du CO2… Le gaz naturel fera encore longtemps parti de l’équation tandis que le déclin d’abord du charbon et ensuite du pétrole semble écrit.

Nouvel ordre énergétique mondial

Bien sûr, le fameux peak oil ou pic pétrolier n’a rien à voir avec ce que nous ont annoncé à plusieurs reprises les prophètes de malheur depuis le Club de Rome et les années 1970. Les collapsologues d’alors nous promettait un monde qui allait subitement manquer de pétrole et plonger dans le chaos. L’annonce de la fin du monde a toujours irrésistiblement marqué les imaginations et fasciné les opinions. Ce scénario de peak oil est même redevenu à la mode il y a une dizaine d’années. Mais la rupture technologique créée par le pétrole de schiste et le retour totalement inattendu des États-Unis à la place de premier producteur mondial l’ont balayé. Un nouveau scénario de fin du pétrole a vu le jour. Cette fois, il ne viendrait pas d’une insuffisance de l’offre mais d’un déclin progressif de la demande.

Cette hypothèse, notamment développée par Michael Liebreich, le fondateur du très  influent  Bloomberg  NEF (New Energy Foundation), semble se mettre en place sous nos yeux. Même la première compagnie pétrolière mondiale, la saoudienne Armaco et le géant américain Exxon Mobil s’y préparent.

Le nouvel ordre énergétique mondial sera porteur, comme toujours, de promesses et de risques. Il devrait per- mettre, d’abord, de stabiliser et ensuite de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Les prophètes de malheur affirment qu’il sera trop tard pour éviter de trop grands dérèglements climatiques, mais l’ampleur des transformations à effectuer et l’inertie de l’économie mondiale rendent quasiment impossible la possibilité d’aller plus vite. On ne remplace pas dix milliards de tonnes d’énergies fossiles consommées par an dans le monde par des leçons de morale.

Ne pas passer d’une dépendance à l’autre

L’affaiblissement progressif d’une grande partie des États pétroliers sera à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Il s’agit la plupart du temps de régimes autoritaires, corrompus et corrupteurs. La malédiction de la rente pétrolière est une sombre réalité. Mais la déstabilisation de pays et même de régions du monde ne sera pas sans risques.

L’autre péril est celui qui peut naître du fait de passer d’une dépendance à une autre. La bascule du pouvoir énergétique des États pétroliers vers les États électriques. Or, l’État électrique par excellence est la Chine. Sa stratégie consiste à dominer toutes les industries de l’électrification (solaire, éolien, batteries et bientôt nucléaire).

La  Chine  produit  aujourd’hui  72%  des  panneaux solaires, 69 % des batteries lithium-ion, 60 % des terres rares et 45% des turbines d’éoliennes. Elle est le premier marché mondial des véhicules électriques. Elle va devenir, de loin, la première puissance nucléaire civile et projette de construire plus de 100 réacteurs nucléaires au cours des quinze prochaines années. Les deux seuls réacteurs EPR de dernière génération fonctionnant aujourd’hui au monde sont en Chine, pas en France qui les a pourtant conçus. À chaque fois ou presque, la recette chinoise est la même. Apprendre la technologie étrangère, investir ensuite massivement et imposer avec toute la force d’un régime autoritaire le déploiement sur son sol à une très large échelle. Après, plus aucun concurrent ne peut résister à la guerre des prix menée par son industrie.

Le démantèlement d’EDF serait une calamité

La France pourrait pourtant, si elle en manifestait encore l’ambition et la volonté, être l’un des gagnants de cette redistribution de la puissance énergétique. Elle est aussi un État électrique. Mais il faudrait commencer par ne pas abandonner, au plus mauvais moment, un instrument unique de puissance et de souveraineté, sa technologique nucléaire et l’instrument qui la met en œuvre… EDF. Il est temps que l’État stratège, dont on ne cesse de nous annoncer le retour, se réveille. Pour l’instant, il semble incapable de définir la moindre stratégie d’indépendance énergétique et technique et même de sauver EDF qu’il a lui-même étouffé sous les contraintes, les injonctions contradictoires et les calculs politiciens.

L’affaiblissement continu du groupe public, qui jusqu’en 2017 était le premier électricien mondial, est une calamité pour la transition comme pour la capacité de la France à maîtriser son avenir énergétique. Il se traduira tôt ou tard par un appauvrissement du pays.

EDF est écartelé depuis vingt ans entre l’État régulateur, l’État actionnaire et l’État stratège. L’entreprise publique doit maintenir des ventes d’électricité à des tarifs règlementés tout en se voyant imposer le dispositif ahurissant de l’Arenh (Accès régulé àl’électricité nucléaire historique) pour permettre une concurrence artificielle exigée par Bruxelles. EDF doit ainsi offrir son électricité nucléaire amortie à ses concurrents mais doit investir à grands frais dans le nouveau nucléaire et la rénovation de l’existant à des coûts amplifiés par une surenchère permanente en matière de sûreté de l’autorité la plus sévère au monde. Le gouvernement comme les autorités de contrôle ont tellement peur d’être un jour responsables d’un incident qu’ils ont contribué, au moins en partie, à rendre presque impossible le chantier du nouvel EPR de Flamanville.

EDF a par ailleurs cessé d’investir dans l’hydraulique, du fait d’un différend entre l’État français et Bruxelles sur l’ouverture à la concurrence, et subit le développement hors marché des énergies renouvelables intermittentes qui laminent ses marges. Enfin, l’entreprise publique doit préserver les avantages sociaux et la cogestion avec les syndicats tout en subissant la concurrence d’entreprises qui n’ont pas les mêmes contraintes.

Nucléaire, tabou et désinformation

Le résultat quasi mécanique de cette accumulation invraisemblable est l’alourdissement de sa dette, des pertes continues de parts de marché et la disqualification d’EDF sur les marchés financiers. Le projet Hercule de nationalisation-scission- reprivatisation (pages 26-30), risque, sous la pression de Bruxelles, de faire disparaître complètement l’entreprise EDF. La Commission européenne exige qu’elle devienne une simple holding et qu’en contrepartie d’un financement public indispensable, elle perde tout contrôle opérationnel sur ses filiales nucléaire, hydraulique, renouvelable et commerciale. Un invraisemblable gâchis!

Le point clé est évidemment celui du nucléaire, essentiel pour trois raisons. D’abord, le risque grandissant d’un  manque de capacité de production d’électricité en France illustré par les possibilités de coupures de courant dès cet hiver. Un comble pour un pays qui a été longtemps le principal exportateur d’électricité au monde et en Europe. Ensuite, l’atout qu’il représente pour assurer une production d’électricité décarbonée. Enfin, le fait qu’il s’agit d’un des rares domaines ou, en dépit de déboires récents, notamment avec l’EPR de Flamanville, la technologie française assure l’indépendance du pays.

Mais il s’agit d’un sujet devenu tabou pour les gouvernements. Leur principale préoccupation est de ne pas s’attirer les foudresdes écologistes et des moralisateurs recyclés en dé- fenseurs de la planète. La Convention citoyenne en a été un superbe exemple. Ellea donné l’illusion de la démocratie di- recte, a débouché sur des conclusions et des recommanda- tions au choix anecdotiques, inefficaces ou punitives et a réussi à ignorer les sujets essentiels que sont le nucléaire, la taxe carbone et la politique européenne.

Quant à l’opinion, elle est victime d’une désinformation massive sur le nucléaire dont les médias sont en grande partie responsables. Selon un sondage BVA de 2019, dans l’esprit de la grande majorité des Français (69%) les centrales nucléaires contribuent au réchauffement de la planète… Plus préoccupant, les plus mal informés sont les plus jeunes. Toujours selon le même sondage, 86%des 18-34 ans interrogés jugent le nucléaire néfaste pour le climat.

Pas de transitions sans nucléaire pour le GIEC, l’AIE et l’AIEA

Et pourtant, les institutions internationales de l’énergie et du climat, y compris le GIEC, ne cessent d’affirmer que l’énergie nucléaire est indispensable à la transition énergétique. Fatih Birol, le directeur exécutif del’Agence internationale de l’énergie, et Rafael ftariano Grossi, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique, ont même publié en octobre une tribune commune demandant aux décideurs politiques de prendre leurs responsabilités et de faire preuve de courage. Une initiative sans précédent. On pourrait croire que ce texte est directement adressé au gouvernement français.

«La forte croissance dans l’énergie solaire et éolienne et dans l’utilisation des voitures électriques nous donne des arguments pour espérer, tout comme les promesses de technologies émergentes comme l’hydrogène et la capture du carbone. Mais l’échelle du défi signifie que nous n’avons pas lesmoyens d’exclure toutes les technologies disponibles, y compris l’énergie nucléaire. C’est la deuxième source mondiale d’électricité bas carbone après l’hydraulique», écrivent-ils.

Pour atteindre les objectifs climatiques, il faut que la production d’électricité bas carbone dans le monde triple d’ici 2040. «Cela revient à ajouter l’ensemble du système électrique du Japon au réseau mondial chaque année. Il est très difficile de voir comment cela peut se faire sans une contribution majeure de l’électricité nucléaire» concluent Fatih Birol et Rafael ftariano Grossi.

Surtout en France. Le parc nucléaire français fournit aujourd’hui plus de 70% de la production électrique. Mais les centrales vieillissent. Ainsi, 52 des 56 réacteurs en service après la fermeture de ceux de Fessenheim, ont été construits dans les années 1970-1980. Tous arriveront en fin de vie d’ici 2040. Même dans l’hypothèse où la loi de transition énergétique serait appliquée, qui prévoit la réduction de la part du nucléaire dans la production électrique à 50%, il faudra construire de nouvelles centrales nucléaires pour remplacer une partie du parc existant. Mais qui aura le courage politique de le reconnaître? Le gouvernement refuse même que le sujet soit abordé. Cela a déjà des conséquences fâcheuses. Pour maintenir en 2035 la production électrique de la France à son niveau et son coût actuels, EDF table, a minima, sur la construction rapide de trois paires de deux réacteurs de type EPR.

Nous sommes déjà en retard. Car la stratégie de transition énergétique en France est affectée d’une forme de pensée magique. Le gouvernement se raccroche à des scénarios à la fois techniquement et économiquement fantaisistes. Concoctés notamment par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), ils sont construits sur une couverture intensive du territoire par des éoliennes et des panneaux solaires et une baisse sensible de la consommation d’électricité des entreprises comme des particuliers. La question clé et techniquement aujourd’hui non maîtrisée du stockage de l’électricité intermittente produite par les renouvelables doit se résoudre… par miracle. Quant à la baisse de la consommation d’électricité, il s’agit d’un vœu pieux en contradiction même avec le scénario de la transition qui nécessite, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, l’électrification des transports et du chauffage des bâtiments… Il est plus que temps que la haute administration et le gouvernement se ressaisissent et retrouvent enfin unpeu de rationalité en matière énergétique.

par Éric Leser

La rédaction