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L’électricité en France victime d’une déréglementation aberrante


Pour avoir voulu mener une déréglementation du marché de l’électricité sans tenir compte des spécificités créées par l’importance du nucléaire en France, les pouvoirs publics ont déclenché un mouvement mécanique de hausse des tarifs sans parvenir à faire naître une véritable concurrence. Une aberration. La complexité des dispositifs inventés ensuite dans une pure logique technocratique a encore aggravé les incohérences du système.

«Obsolète», «aberrant»: en qualifiant ainsi le fonctionnement du marché européen de l’électricité, le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire a pointé un dysfonctionnement que d’autres ont souligné avant lui depuis la déréglementation totale du marché de l’énergie, en juillet 2007.

Ainsi, Marcel Boiteux, qui dirigea EDF pendant vingt ans jusqu’en 1987, soulignait à ce sujet: «Les directives européennes (…) risquent de dénaturer sérieusement les avantages attendus de la libéralisation des prix». Il insistait notamment sur l’aberration des exigences de Bruxelles visant à mettre fin aux tarifs réglementés afin de permettre aux nouveaux entrants de se développer. «Dans ce cas, il ne s’agit plus, comme la Commission européenne le faisait espérer, d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix mais bien d’augmenter les prix pour permettre la concurrence.»

Il suffisait d’y regarder d’un peu près pour comprendre que les consommateurs français allaient payer plus cher leur électricité pour sacrifier au dogme de la concurrence, alors que la logique économique eût voulu que cette concurrence se traduise au contraire par une baisse des prix.

Une situation française atypique

Bien qu’il fût à l’époque partisan de la libéralisation, Bruno Le Maire reconnaît aujourd’hui cette aberration et opère une volte face: «Il faut revoir de fond en comble le fonctionnement du marché unique de l’électricité. (…) En France, on s’approvisionne en électricité à partir des centrales nucléaires et de l’énergie hydraulique, donc on a une énergie décarbonée et un coût très bas, mais le marché (…) fait qu’il y a un alignement des prix de l’électricité en France sur les prix du gaz.» Ainsi, le consommateur français subit l’augmentation des prix du gaz alors même que l’indépendance  du pays en matière de production électrique devrait l’en préserver. Ce qui revient quatorze ans plus tard à dénoncer, par une approche différente, l’absurdité d’un système mis en place au nom de la construction d’une Europe de l’énergie… qui n’existe toujours pas, ou si peu.

Les augmentations de tarifs se sont bien produites: en une dizaine d’années, la facture d’électricité toutes taxes comprises du consommateur français a augmenté de quelque 50%, d’après les statistiques établies périodiquement par Eurostat. Par ailleurs, le différentiel avec les tarifs de l’électricité dans d’autres pays de l’Europe s’est réduit. Ainsi pour les ménages entre 2008 et 2020, il est passé de 78% à 60% par rapport à l’Allemagne et de 30% à 14% par rapport au Royaume Uni. Et alors que le tarif moyen de l’électricité en France était 36% plus bas que la moyenne de l’Union européenne en 2008, l’écart n’était plus que de 11% en 2020.

Le gouvernement Jospin avait adopté le principe de la transposition de la directive européenne sur l’ouverture du secteur de l’énergie en France lors du sommet européen de Barcelone en 2002. C’est d’ailleurs en 2004 que fut introduite la déréglementation pour les entreprises et les collectivités locales. Le gouvernement Villepin poursuivit dans la même veine, publiant l’ensemble des textes permettant l’ouverture totale du marché de l’énergie au 1er juillet 2007. Et il incomba au gouvernement Fillon, sous la toute nouvelle présidence Sarkozy, de mener cette ouverture. Mais les experts qui ont préparé la libéralisation du marché avaient-ils perçu les incohérences dans lesquelles ils entraînaient les consommateurs? Et les députés qui ont voté en faveur de cette déréglementation, avaient-ils compris les tenants et les aboutissants du dossier ? La question est posée.

Une re-réglementation qui ajoute encore à la complexité et à l’incohérence

Depuis cette ouverture, et confrontés à ces incohérences, les gouvernements n’eurent de cesse de tenter de corriger le tir en créant des structures complexes et parfois irrationnelles, qui visent à re-réglementer en tordant les principes de la libéralisation sans vouloir les remettre en question, obligeant EDF à pourvoir aux besoins de ses propres concurrents sur la base de tarifs et de volumes fixés par les autorités. Tout cela pour aboutir à une situation qui n’empêche pas des augmentations de prix jugées aujourd’hui injustifiées au sommet de l’Etat, tant par le ministre de l’Economie que par le Premier ministre Jean Castex contraint d’ériger un bouclier tarifaire provisoire qui ne règle rien sur le fond.

On pourrait multiplier les exemples démontrant que le principe de concurrence ne pouvait fonctionner dans le contexte énergétique français, avec un opérateur public assurant les trois quarts de la production nationale d’électricité à l’aide de ses centrales nucléaires et pratiquant des tarifs inférieurs à ceux des autres pays.

En outre, quelle est la valeur ajoutée de concurrents qui ne participent pas, ou de façon marginale, à la production – excepté pour l’électricité d’origine hydraulique ou d’autres énergies renouvelables? Certes, ces nouveaux intermédiaires peuvent s’approvisionner auprès d’exploitants de centrales thermiques au gaz, soumises aux aléas du marché des matières premières, et dégrader au passage le bilan carbone des Français dans leur consommation d’électricité. C’est d’ailleurs ce qui se passa au début de la déréglementation, et ne permit pas aux opérateurs alternatifs de conquérir des parts de marché significatives tout en dégageant des marges d’exploitation permettant au système de se construire.

Il fallut donc, pour leur faire une place, que l’Etat invente un autre système avec la loi Nome (Nouvelle orientation du marché de l’électricité) de décembre 2010. EDF allait devoir vendre jusqu’à 100 TWh (soit environ environ le quart de sa production nucléaire en régime de croisière) à ces nouveaux concurrents, à un prix proche du coût de revient et pendant 15 ans – jusqu’en 2025 (en 2020, année atypique, EDF a produit  500 TWh d’électricité dont 335 TWh de nucléaire, selon RTE). C’est le dispositif de l’Arenh (Accès régulé à l’énergie nucléaire historique), pur produit du génie français pour tenter d’ouvrir le marché à des opérateurs alternatifs tout en préservant les spécificités d’EDF avec ses centrales. Un dispositif qui ne convient à personne, et qui oblige EDF à trouver des marges d’exploitation ailleurs que sur ces opérateurs alternatifs, à l’international mais aussi sur la facture des consommateurs.

Avant que l’Arenh n’existe, un président d’EDF, Pierre Gadonneix, avait émis en 2009 l’hypothèse d’une augmentation de 20% des tarifs en quatre ans, afin de dégager les moyens nécessaires pour investir dans l’outil de production. Car les centrales nucléaires vieillissent et les capacités doivent malgré tout être préservées, soit en modernisant les centrales pour prolonger la durée d’exploitation, soit en en construisant de nouvelles. Christine Lagarde, alors ministre de l’Economie, avait raillé le Pdg qui allait braquer les consommateurs: « Quand ont veut la lune, on demande les étoiles », avait-elle ironisé, de façon plus politique qu’économique, avant de l’évincer.

Mais en l’occurrence, ce n’était pas vouloir la lune, mais juste s’adapter au contexte comme le confirmera en 2010 la Commission de régulation de l’énergie (CRE) en considérant que la réforme en cours du marché de l’électricité, avec la mise en place de l’Arenh, devrait engendrer une augmentation de 25% des prix en cinq ans. La ministre de l’Economie avait-elle saisi les effets d’une libéralisation menée à l’envers pour les consommateurs? Car avec la loi Nome, le quart de la production d’EDF était vendu à prix coûtant, sans bénéfice donc sur cette partie de la production pour anticiper les investissement à venir. Une équation perdante pour EDF, obligé de se rattraper sur les trois quarts restants… ou de creuser la dette.

Tous mécontents

Ce dispositif a été créé pour introduire une concurrence à EDF et permettre aux nouveaux entrants de s’installer. Ils sont maintenant près d’une cinquantaine qui, à la fin 2020 selon la CRE, alimentaient 28% des foyers en électricité. Avec en tête Engie et Total (après son rachat de Direct Energie en 2018).

Et pourtant, ces opérateurs s’estiment lésés par l’Arenh. Car si leurs demandes cumulées auprès d’EDF dépassent le plafond de 100 TWh sur un an, ils ne peuvent plus prétendre qu’à une partie des besoins exprimés au prorata de leur demande, pour que tous soient servis à l’intérieur de l’enveloppe prévue. Pour le reste de leurs besoins, ces opérateurs doivent alors s’approvisionner sur les marchés de gros auprès d’autres producteurs d’électricité, qui pour la plupart possèdent des centrales à gaz, à charbon ou au fuel, et qui sont soumis aux fluctuations des prix du marché et aux éventuels flambées des cours… comme actuellement. Ce qui les dessert, dans la conjoncture que l’on connaît.

Pour autant, le dispositif ne satisfait pas EDF qui réclame un relèvement du tarif auquel le groupe doit vendre son électricité à ses concurrents (42 euros par MWh) afin de dégager des marges absolument vitales pour investir et produire l’électricité de demain. Dans l’impossibilité de mener une guerre des prix qui dégraderait encore ses marges, le groupe perd jusqu’à 150.000 clients par mois, à cause des tarifs pratiqués par ses concurrents avec une matière première que lui-même produit et leur fournit. Un comble.

Quant aux consommateurs, on comprend qu’ils soient perdus par un système qui semble les priver d’une « rente nucléaire »: elle serait subtilisée du fait de la libéralisation par les opérateurs alternatifs, qui ont profité d’une aberration méthodologique de la déréglementation pour s’installer. D’où la grogne que le Premier ministre cherche à enrayer avec son bouclier tarifaire (mis en place pour le début 2022 dans l’électricité), et les prises de paroles inédites du ministre de l’Economie contre l’application de cette déréglementation.

Ces responsables politiques oublient toutefois de préciser que toutes les taxes qui pèsent sur l’électricité (taxes sur la consommation finale délectricité, contribution aux charges de service public de lélectricité, contribution tarifaire dacheminement, et TVA) représentent un gros tiers de la facture d’électricité, notamment à cause de l’application d’un taux de TVA à 20% sur la consommation, la TCFE et la CSPE. On peut s’interroger sur la pertinence d’une taxe lorsqu’elle s’applique à d’autres taxes, et même tout simplement de la justification d’une TVA à 20% sur un produit de première nécessité comme l’électricité, statut que l’on ne saurait remettre en question aujourd’hui et qui justifierait un taux réduit. Mais le gouvernement préfère utiliser le chèque énergie qui permet de ne cibler que les ménages les plus modestes (environ 5,8 millions sur quelque 33 millions d’abonnés résidentiels).

Une tare originelle

En fin de course, personne n’est satisfait de la déréglementation à la française, pas plus les tenants de la libéralisation que les nostalgiques d’une service public à la française d’avant la déréglementation. Et quelles que soient les subtiles arguties pour répondre au mécontentement des opérateurs comme des consommateurs et justifier l’Arenh, la raison du mécontentement général tient en quelques mots: l’introduction de la concurrence en France a été réalisée à l’envers puisque, engendrant une hausse des tarifs et non une baisse comme on l’attend de la concurrence, elle a été réalisée contre l’intérêt des consommateurs, ainsi que le prévoyait Marcel Boiteux.

Tous les dispositifs qui ont ensuite été échafaudés n’ont visé qu’à corriger cette  absurdité originelle, née d’une mauvaise prise en considération de la spécificité française. Sans succès, si l’on en croit toutes les réactions, alors que l’urgence climatique confère à l’énergie une importance toujours plus déterminante dans une Europe toujours morcelée dans ses choix et corsetée par ses dogmes.

Gilles Bridier

La rédaction