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EDF a officiellement une dette de 42 milliards d’euros, en réalité bien plus


Non seulement l’endettement net d’EDF ne prend pas en compte le stock de titres «hybrides» versé aux capitaux propres, mais le groupe doit continuer à investir massivement tant dans la sécurité nucléaire que dans les énergies renouvelables. La dette va croître dans un contexte déprimé avec des marges très réduites.
Article paru dans le numéro 7 du magazine Transitions & Energies.

Parvenu à un montant net de 42 milliards d’euros au 30 juin dernier, tel qu’il ressort du rapport financier semestriel, l’endettement d’EDF n’a pas fini d’alimenter les débats. Le gouvernement et la direction du groupe devant prendre des décisions stratégiques et décisives pour l’avenir de l’électricien. Entre les investissements à engager tant pour se muscler dans les énergies vertes que pour mener son programme de «grand carénage» dans le nucléaire et le projet Hercule visant à réorganiser le groupe, l’agenda est truffé de mines.

Un contexte défavorable

Confronté à ces différents défis, EDF doit aussi faire face aux effets de la crise sanitaire, avec une baisse de la consommation d’électricité qui a pu atteindre cette année jusqu’à 20% pendant le confinement du printemps. La traduction a été immédiate dans les résultats du premier semestre 2020: baisse de 4,9% du chiffre d’affaires à 34,7 milliards d’euros et de 2% de l’excédent brut d’exploitation à 8,2 milliards, mais aussi chute de 56% du résultat d’exploitation sur six mois à 1,6 milliard. Toutefois, sur les neuf premiers mois de l’année, la baisse du chiffre d’affaires de 48,8 milliards d’euros a été ramenée à 4%, intégrant le coût de la crise sanitaire (avant le deuxième confinement) évalué à 2 milliards d’euros…

EDF, comme ses concurrents, a dû faire face par exemple à une baisse des prix spot de l’électricité jusqu’à 42% en France en moyenne sur le premier semestre et 38% au Royaume-Uni, tandis que les prix à terme des contrats annuels pour 2021 ont chuté de 15% en France et 25% au Royaume- Uni, comme dans d’autres pays européens. Dans un tel contexte, l’endettement et la rémunération de la dette n’en paraissent que plus lourds.

Certes, c’est sur le moyen/long terme que la dette d’un groupe comme EDF doit être analysée, au regard de la lon- gévité des outils de production et des durées d’amortissement. Et compte tenu de la nature de la mission de service public dont le groupe est investi, l’approche pour analyser ses comptes ne peut être fondée sur la même grille d’analyse qu’une entreprise lambda. Compte tenu de ces spécificités dans une activité aussi capitalistique que la production d’énergie, il n’est pas anormal que l’électricien soit amené à gérer un endettement élevé.

Un endettement en dents de scie

Le record fut atteint à la fin des années 1980 avec un montant de 230 milliards de francs correspondant à 58 milliards d’euros (valeur 2019). Mais cette «dette nucléaire» générée par la construction des centrales fut ensuite résorbée pour ne plus représenter que 17,4 milliards d’euros en 1999. L’endettement ne fut pas stabilisé pour autant. Face à l’internationalisation du groupe menée au pas de charge et à crédit, il remonta à 26,8 milliards en 2002 avant de redescendre sous la barre des 20 milliards en 2004… et de grimper à nouveau à 42 milliards en 2009.

Le profil en dents de scie de la dette d’EDF se poursuit aujourd’hui: après être redescendue à 34 milliards en 2014 et 33 milliards en 2017, elle est revenue à 41,3 milliards d’euros à la fin 2019 (soit 58% d’un chiffre d’affaires de 71,3 milliards d’euros l’an dernier) et a encore un peu augmenté sur le semestre.

La face cachée des titres «hybrides»

Cette photographie de la dette est toutefois incomplète compte tenu de la créativité des financiers pour émettre des titres hybrides»… affectés, sur un plan comptable, aux capitaux propres. Ainsi, ils n’apparaissent pas dans l’endettement net mais ne contribuent pas moins à gonfler l’endettement brut et les frais financiers. Il en est ainsi des titres subordonnés à durée illimitée (TSDI), qui se caractérisent par des options de remboursement «qui sont à la main d’EDF», précise l’électricien en se référant à la norme comptable IAS32. D’où leur qualification «à durée illimitée», et leur traitement spécifique dans le bilan comptable. Autrement dit, même si ces fameux TSDI sont pris en compte dans l’endettement brut du groupe, ils en sont défalqués au même titre que la trésorerie et les autres capitaux propres pour obtenir un endettement net allégé.

L’importance de cette créativité financière n’est pas marginale. Ainsi, sur seulement deux ans en 2013 et 2014, l’équipe de direction d’EDF de l’époque a lancé pour un total de 8,11 milliards d’euros d’émissions de titres subordonnés à durée illimitée qui ont instantanément été convertis en capitaux propres. Mais il y eut d’autres émissions de ces titres, ainsi que des remboursements. Par exemple, si EDF a lancé une émission d’obligations hybrides de 500 millions d’euros en novembre 2019, le groupe a aussi racheté pour près de 1,3 milliard de ces obligations en décembre, de deux souches différentes, et encore pour 338 millions en janvier 2020. De sorte qu’au 30 juin dernier, selon EDF, le montant total de TSDI se montait à 9,2 milliards d’euros… qui ne sont pas comptabilisés dans l’endettement net du groupe.

Une dette qui «respire» et qui enfle

Il n’est pas anormal qu’un groupe comme EDF gère sa dette au plus près, en recourant aux outils à sa disposition et en saisissant les opportunités offertes par l’évolution des marchés financier. Mais quelles que soient ces opportunités, elles ont toujours un coût. Ainsi, EDF a versé 584 millions d’euros de rémunération pour les TSDI en 2018 et 589 millions en 2019.

Les TSDI ne sont pas les seuls outils financiers activés par EDF. À la fin 2019, le groupe a lancé deux émissions obligataires, l’une de 2 milliards de dollars et l’autre de 1,25 milliard d’euros. Bien que les maturités de ces opérations soient longues, elles ont été souscrites, ce qui traduit la confiance des investisseurs dans la signature d’EDF. Une confiance qui, bien sûr, doit beaucoup à la présence de l’État (83,5 %) au capital du groupe! Au total, si l’on se concentre sur le premier semestre 2020, EDF aurait émis pour quelque 12 milliards d’euros d’emprunts, etremboursé un peu plus de 3 milliards… sans compter, au cours de ce semestre, 286 millions d’euros de rémunération des TSDI.

Tout ceci explique que, lorsqu’on se penche sur l’endettement brut du groupe, on parvienne à l’issue du premier semestre 2020 à un total de… 77,85 milliards d’euros! Mais compte tenu de la trésorerie et des équivalents de trésorerie ainsi que de ses capitaux propres (y compris les TSDI), on retrouve les 42 milliards d’endettement net indiqué dans le rapport financier établi à juin 2020. Entre-temps, en septembre, EDF a émis deux tranches d’obligations hybrides pour un total de 2,1 milliards d’euros.

Le «grand carénage» coûtera 49,4 milliards d’euros

Le groupe EDF est-il en capacité financièrement pour relever les différents défis qui se profilent? Loin s’en faut! En plus d’une gestion dynamique de cette dette, il va devoir dégager de nouveaux moyens pour, par exemple, doubler sa capacité de production en énergies renouvelables d’ici à 2030 par rapport à 2015.

En septembre, une nouvelle opération a porté sur des obligations vertes Oceane, d’un montant total de 2,4 milliards d’euros, pour contribuer à atteindre l’objectif qui lui est fixé. Un objectif qui s’inscrit dans la perspective d’une réduction à 50% de la part du nucléaire dans la production française d’électricité en 2035 comme l’indique la dernière Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), avec en corollaire, la fermeture de 14 réacteurs (y compris les deux de Fessenheim déjà mis en sommeil) à cette échéance. Un énorme défi!

Mais ce n’est pas le seul. Pour prolonger la durée d’exploitation des centrales au-delà de quarante ans et en même temps répondre aux normes de sécurité édictées après la catastrophe de Fukushima, EDF doit mener de lourds investissements de maintenance dans le cadre de son programme «grand carénage» dont le coût a été réévalué par l’électricien au 30 septembre à 49,4 milliards d’euros entre 2014 et 2025… Un montant inférieur aux projections de la Cour des comptes qui, en 2016, tablait plutôt sur une facture de 100 milliards! Mais dans ses estimations, la Cour considérait une période plus longue s’étalant jusqu’en 2030, et intégrait des dépenses d’exploitation et d’entretien en plus des investissements de remplacement. De sorte que les deux approches ont pu apparaître relativement «cohérentes» et donnent de toute façon la mesure des moyens financiers à consacrer.

Dans ce contexte, le consensus des analystes financiers n’est guère optimiste, qui voit l’endettement net –hors TSDI– continuer à croître, avec des estimations à 46 milliards d’euros pour 2021 et 50 milliards pour 2022.

Des questions tabous

Ces investissements ne sont qu’un élément de l’équation. Ils n’empêcheront pas EDF de devoir renouveler d’ici à 2040 son outil nucléaire, par la construction de plusieurs réacteurs –pas moins de six, selon une hypothèse de travail non officielle soumise par le gouvernement à la direction du groupe. Problème: lorsque l’on constate les dérapages enregistrés avec l’EPR de Flamanville qui, à 13 milliards d’euros, aura coûté quatre fois plus cher que prévu, il semble d’ores et déjà évident que l’électricien ne pourra pas supporter la charge de ces investissements à venir, évalués au bas mot à 47 milliards d’euros, selon une hypothèse de la Direction générale du Trésor. L’État devra en prendre une grosse part à sa charge. Encore faudra-t-il qu’auparavant, il le décide formellement et assume son choix politique.

Enfin, le projet Hercule de restructuration d’EDF est en négociation. Il passe par une scission de ce groupe aujourd’hui intégré selon une logique industrielle qui a pourtant fait ses preuves. Ce qui posera le problème de répartition de la dette. Le projet Hercule qui a été présenté en 2019 prévoit la création d’une part d’un «EDF bleu» nationalisé qui comprendrait le nucléaire, les barrages hydrauliques et les lignes haute tension, et d’autre part d’un «EDF vert» réunissant les renouvelables, les activités commerciales, le réseau de distribution et les services et qui serait partiellement introduit en Bourse. Ce projet, qui répond aux pressions d’une Commission européenne toujours aussi dogmatique, induit maintes questions, débattues aussi bien en interne qu’au gouvernement et à Bruxelles.

Qui héritera de la dette ou comment sera-t-elle fractionnée? Quelle sera la charge attribuée à chaque entité si le projet devait être retenu en l’état? Déjà, des critiques soulignent qu’un tel projet reviendrait à nationaliser les pertes et à privatiser les profits, Compte tenu de la faible rentabilité de l’électricien dans ses activités les plus capitalistiques, un EDF «bleu» lourdement chargé n’aurait aucune chance de réduire sa dette et serait encore plus handicapé par le poids des coûts financiers. À l’inverse, créer un EDF «vert» avec un endettement important reviendrait à le pénaliser d’emblée pour son introduction en Bourse.

Le sort réservé à la dette d’EDF ne manquera pas d’attiser les débats. À moins que l’État, au nom de l’intérêt général servi par EDF et grâce au fameux «argent magique», ne décide d’en transférer une grosse part dans la dette publique pour en décharger l’entreprise, comme il le fit pour la SNCF en 2018. Ce qui reviendrait en théorie à transférer une charge du consommateur vers lecontribuable. Mais quoi qu’il arrive, la dette, elle, ne disparaîtra pas comme par magie.

Par Gilles Bridier

La rédaction