Transitions & Energies

Le démantèlement des réacteurs nucléaires, c’est pas sorcier


Contrairement aux légendes urbaines, le démantèlement des centrales est une opération qui n’a rien d’insurmontable, dont le coût n’est pas exorbitant et qui n’est pas dangereuse. Mais elle prend du temps et passe en France par des procédures administratives d’une lourdeur sans nom. Article paru dans le numéro 11 du magazine Transitions & Energies.

Par Dominique Greneche, Docteur en physique nucléaire. Il a été chercheur au Commissariat à l’Énergie Atomique et a occupé plusieurs postes de responsabilité dans cet organisme. Enseignant, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les réacteurs nucléaires. Il a aussi été, entres autres, chef du service de la sûreté de la gestion des déchets radioactifs à l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire.

Le parc nucléaire mondial en activité, d’une puissance installée proche de 395 GW, dont 61 GW en France, comprend 442 réacteurs, dont 56 en France. Il est composé essentiellement de réacteurs à eau légère, pressurisée (REP) et à eau bouillante (REB). C’est aux réacteurs REP que nous nous intéressons, car c’est la filière que nous exploitons en France.

Le nombre de réacteurs de puissance arrêtés définitivement dans le monde était de 197 au 31/12/2021. Au total, 138 sont en cours de démantèlement, dont 54 REP, et 20 sont entièrement démantelés, dont sept REP. En France, le plus ancien REP situé à Chooz dans les Ardennes a été définitivement arrêté en 1991 tandis que les deux derniers dont l’activité a été stoppée sont situés à Fessenheim (Haut-Rhin). Ils ont été littéralement « exécutés » en février et juin 2020 pour des raisons purement politiques.

Le démantèlement du réacteur de Chooz a commencé en 2001, et il est pratiquement achevé. L’expérience française de démantèlements de centrales REP reste donc limitée aujourd’hui mais il ne faut pas négliger celle acquise à l’étranger (par exemple par la filiale d’EDF Cyclelife), ni l’acquis du démantèlement des premiers réacteurs de type Graphite-gaz (six au total) ou à eau lourde (Brennilis) ainsi que les deux réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium liquide, Phénix (300 MWe) et Superphénix (1.200 MWe), sur lesquelles plusieurs décennies d’expériences ont été cumulées en faisant appel à des technologies largement robotisées et à des procédures très sécurisées.

De plus, les REP sont plus faciles à démanteler que ces réacteurs plus anciens car leur architecture est relativement simple et standardisée, ce qui permet de bénéficier de l’effet de série. EDF et Framatome possèdent déjà une grande expérience du démantèlement des plus gros composants des REP avec le remplacement déjà réalisé de dizaines de générateurs de vapeur, pièces massives et contaminées de 300 tonnes et 20 mètres de hauteur, mais aussi de nombreux composants du circuit primaire. Ces opérations lourdes ont commencé il y a une trentaine d’années, en 1990, et elles se poursuivent aujourd’hui sur deux réacteurs par an en moyenne sur notre territoire, ainsi qu’à l’exportation. Ajoutons à cela que la standardisation des unités françaises est telle que des procédures, elles-mêmes très standardisées, permettront de rentabiliser des moyens très automatisés. Notons enfin que les compétences et le tissu industriel sont disponibles, y compris pour la gestion des déchets avec les centres de stockage de l’ANDRA existants et opérationnels (ou leurs extensions envisagées) qui sont aptes à recevoir la quasi-totalité des déchets de démantèlement, une fois les combustibles évacués.

Plusieurs stratégies sont possibles

Il y a d’abord le démantèlement immédiat, le plus tôt possible après l’arrêt définitif afin d’éviter de reporter sur les générations futures le poids des opérations et de s’appuyer sur l’expérience des salariés ayant participé à l’exploitation des centrales concernées. En France, il est inscrit dans la loi, étant entendu que la longueur des procédures de l’annonce de l’arrêt à l’autorisation de démantèlement, sont longues, de cinq ans environ. La Belgique, l’Allemagne et l’Espagne ont également opté pour cette stratégie qui a été rendue possible, entre autres, par la maturité des technologies de télé-opérations et de robotique, favorisant les interventions dans des zones fortement irradiantes.

Le démantèlement différé consiste, comme son nom l’indique, à attendre que la radioactivité baisse naturellement avant de commencer la déconstruction. Il conduit à des opérations moins complexes et à une optimisation de la dosimétrie pour les intervenants. Le principal radioélément visé est le cobalt 60 qui, au bout de cinquante-trois ans est 1.000 fois moins radioactif. Il permet aussi d’étaler les dépenses dans la durée. Le Royaume-Uni et l’Espagne ont retenu cette stratégie, comme de fait la France pour les anciens réacteurs de la filière Graphite-gaz ainsi que pour l’ancien (et unique) prototype de la filière à eau lourde de Brennilis. Aux États-Unis, les deux stratégies sont possibles mais réglementairement, l’assainissement complet du site doit être achevé dans un délai maximal de soixante ans après l’arrêt.

Il reste enfin l’option dite du confinement sûr. Il s’agit de couler du béton dans le bâtiment réacteur, les éléments les plus actifs se trouvant dans un sarcophage. Une réduction importante des coûts et de la durée de l’opération est obtenue, au prix de moindres garanties en termes de sûreté sur le très long terme. Les États-Unis l’utilisent pour des installations militaires situées au-dessous du niveau du sol. La Russie s’intéresse aussi au procédé.

Des procédures d’une incroyable lourdeur administrative

En France, le processus du démantèlement est fortement réglementé. Le démantèlement est autorisé par un décret de mise à l’arrêt définitif et démantèlement, pris après avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et enquête publique auprès des populations locales. Ce décret est publié au maximum 5 ans après la déclaration d’arrêt de la centrale faite par l’exploitant. La sûreté de la centrale en phase de démantèlement fait l’objet d’un réexamen périodique et, à l’issue de son démantèlement, elle peut être déclassée.

En février 2020, la Cour des comptes mettait l’accent dans un rapport sur l’arrêt et le démantèlement des installations nucléaires sur l’incroyable lourdeur des procédures administratives. « Une simplification des décrets de démantèlement serait souhaitable, au profit d’un pouvoir de décision accru de l’ASN pour leur mise en œuvre. Par ailleurs, les autorités administratives ne sont pas aujourd’hui organisées pour apprécier les arbitrages proposés par les exploitants entre les différents objectifs législatifs et règlementaires de coûts, de délais et de niveau d’assainissement. » La gestion des déchets issus des opérations de démantèlement revêt également un caractère particulièrement contraignant.

Les trois étapes d’un démantèlement

Une fois la déclaration d’arrêt présentée par l’exploitant, le processus de démantèlement d’une installation nucléaire de base se déroule en trois grandes phases.

Phase 1: dans un délai minimum de deux ans avant l’arrêt effectif de l’installation, l’opérateur transmet à l’ASN le « dossier de démantèlement », qui couvre la totalité des opérations futures : modalités de démantèlement et de réhabilitation du site, état de l’installation lors de l’arrêt définitif, mémorisation des opérations, état du site en fin de démantèlement. Il est accompagné de très lourdes mises à jour des principaux dossiers réglementaires (rapport de sûreté, règles générales d’exploitation, plan d’urgence interne…), adaptés à un effectif réduit et aux nouveaux corps de métiers nécessaires. L’ASN recommande que ce dossier soit déposé au moins trois ans avant la date envisagée pour le début des opérations de démantèlement, d’autres procédures pouvant encore alourdir ce délai (enquêtes publiques et consultations locales, Euratom…).

Phase 2: dite de préparation au démantèlement qui est limitée à la préparation du chantier (aménagements, formations…), à la caractérisation de l’installation (radiologique en particulier), aux modifications ou constructions requises pour commencer le démantèlement (soumises à autorisation de l’ASN), et à l’évacuation des substances radioactives et dangereuses. Le combustible est déchargé puis évacué du site (vers l’usine de retraitement des combustibles irradiés de La Hague), les circuits sont vidangés, des installations non nucléaires sont déconstruites. À l’issue de cette étape, 99,9% de la radioactivité présente sur le site est éliminée.

Phase 3: dite de démantèlement proprement dite qui est la plus techno- logique. Elle comprend des travaux visant à faciliter progressivement les opérations concernant les parties radioactives et/ou contaminées: construction d’ateliers dédiés, démontage des équipements hors bâtiment réacteur (tout en conservant ce qui concerne sécurité et sûreté), démontage des gros composants du circuit secondaire et du circuit primaire dans le bâtiment réacteur. Il y a également la décontamination des composants avant mise aux déchets, la découpe sous eau de la cuve en téléopération et l’assainissement du génie civil et déconstruction.

À l’issue de cette phase, le site retrouve son niveau de radioactivité naturelle et sa surveillance n’est plus nécessaire. On distingue 2 états possibles de l’état final. Le green field ou « retour à l’herbe » : le terrain est libéré pour toute activité ultérieure après un assainissement complet ou le brown field: une réutilisation industrielle du terrain assortie de restrictions d’usages.

Il faut une quinzaine d’années pour effectuer entièrement un démantèlement

Le déroulé des obligations administratives et des autorisations et le retour d’expérience international montrent que la durée du démantèlement d’un REP est d’environ 10 ans à compter de l’obtention du décret de démantèlement, ou quinze ans après la décision d’arrêt par l’opérateur Évidemment, la question des procédures peut conduire parfois à un enlisement réglementaire provoqué par des contentieux sans fin qui peut bloquer des démantèlements sans difficultés exceptionnelles, comme c’est le cas par exemple pour celui du réacteur à eau lourde de Brennilis ou encore la réalisation du centre de recyclage promis à Fessenheim par le gouvernement.

Les déchets issus du démantèlement: une anomalie réglementaire française

Près de 60 % des déchets radioactifs produits d’ici 2050 en France seront des déchets de démantèlement, soit 700 000 m3, qui pour plus de 99 % seront des déchets TFA (très faible activité) et des déchets FMA-VC (faible et moyenne activité à vie courte).

En France, on distingue deux grandes catégories de déchets issus du démantèlement. Les déchets issus de zones à déchets conventionnels (ZDC) qui sont non radioactifs et qui constituent la majeure partie des déchets (gravats et métaux). Les déchets issus des zones à production possible de déchets nucléaires (ZppDN) comportent des matériaux radioactivés et/ou contaminés, et des matériaux sans radioactivité décelable, mais issus de ces zones et largement majoritaires. Ils sont tous gérés comme s’ils étaient radioactifs, même lorsque les appareils de mesure ne détectent pas de radioactivité. Ils doivent être stockés dans un centre conçu pour les déchets nucléaires.

Ce principe est une spécificité française censé garantir la traçabilité des déchets depuis leur production jusqu’au stockage, mais qui contribue à augmenter significativement le volume des déchets stockés. Cette pratique n’est pas cohérente avec le Code de l’environnement qui préconise, entre autres, la valorisation des déchets par le réemploi ou le recyclage avant d’envisager le stockage en dernier ressort. Tous les pays européens ayant une industrie nucléaire ont mis en place selon des modalités différentes d’application des « seuils de libération » définis par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Ces seuils permettent la réutilisation ou le recyclage dans le domaine conventionnel de déchets issus du nucléaire. À titre de comparaison, le volume de déchets de démantèlement d’une centrale allemande correspond environ à la moitié de celui d’une française avec des délais de démolition plus courts.

Face à cette réglementation devenue déraisonnable, un consensus existe désormais en France pour « examiner avec pragmatisme dans quelles conditions et avec quelles limites des adaptations du principe du zonage pourraient être apportées ». L’ASN, dans un avis du 30 juin 2020, acte de cette nécessité, mais en la limitant en premier lieu aux seuls déchets métalliques. On peut donc craindre le maintien en France de méthodes très restrictives, qui impacteront le coût des démantèlements, qui reposent sur une doctrine, et non sur l’appréciation des impacts sur l’environnement et la santé, insignifiants.

Des coûts de 60 milliards d’euros pour 58 réacteurs

 Les coûts de démantèlement ont fait l’objet de nombreuses études dont les résultats sont assez convergents pour les réacteurs de la génération actuelle. L’audit indépendant, réalisé en 2016 sous la commandite de la DGEC, a conforté l’estimation d’un coût total de 60,6 mil- liards € présenté par EDF pour le démantèlement du parc actuel constitué de 58 REP (y compris celui de la gestion des déchets radioactifs associés à ces opérations). C’est environ 10 % du coût d’investissement initial des réacteurs. Ce chiffrage est cohérent avec celui du Callan Institute qui évaluait en 2018 le coût du démantèlement des 108 réacteurs américains à 88,8 milliards de dollars. Pour un réacteur de 900 MWe fonctionnant pendant quarante ans, l’impact du coût du démantèlement sur le coût de production de l’électricité (qui est aujourd’hui de 42 €/MWh) est compris entre 1,5 et 2 €/MWh soit 5 % environ du coût total de production de l’électricité.

Les provisions pour les charges futures de démantèlement sont réglementaires, incluses dans le prix de l’électricité, mises en place par EDF et couvertes par des « actifs dédiés » qui garantissent les dépenses futures. Un audit de la « DGEC » a conclu que ces provisions étaient globalement d’un bon niveau.

Des baisses de coûts à venir

Le démantèlement complet des réacteurs nucléaires existants à eau légère est non seulement réalisable techniquement, mais il bénéficie d’un retour d’expérience notable grâce aux opérations complètes déjà réalisées dans le monde sur une vingtaine de réacteurs, ou qui sont en cours en France. Les coûts associés à ces démantèlements sont bien appréciés et ne représentent qu’en- viron 10 % du coût de construction des réacteurs. Des provisions financières permettant de couvrir ces dépenses futures sont mises en place, conformément à la réglementation française. Comme dans l’ensemble du domaine du nucléaire, des progrès sensibles conduiront à des réductions des coûts sans impacts sur la sûreté.

Une baisse des coûts devrait être recherchée grâce à un allègement des réglementations et des procédures, justifié par l’expérience acquise sur des installations standardisées, et en adoptant une gestion moins rigide des déchets TFA qui, pour l’essentiel, seront inactifs ou d’une radioactivité inférieure à la radioactivité naturelle.

Ces faits incontestables contredisent certaines idées reçues, ou certaines affirmations totalement erronées, qui visent à faire croire à un public non averti que le démantèle- ment des réacteurs nucléaires est infaisable aujourd’hui ou qu’il coûtera des sommes astronomiques. Ce sont des men- songes assénés continuellement par des militants anti- nucléaires et relayés à plaisir par des médias complaisants.

Dominique Greneche

La rédaction