Transitions & Energies
A photo of yellow cake uranium

Allons-nous manquer d’uranium?


Les ressources sont largement suffisantes pour assurer un approvisionnement des réacteurs nucléaires existants au moins jusqu’à la fin de ce siècle dans des conditions économiques acceptables et même en cas de forte croissance du parc mondial de réacteurs. Il faut dire aussi que l’uranium ne représente environ que 5% du coût de fonctionnement d’un réacteur nucléaire. Article publié dans le numéro 11 de Transitions & Energies.

Par Dominique Greneche

L’uranium est un métal unique. Il est le seul élément chimique de la nature susceptible d’être utilisé comme « combustible » dans un réacteur nucléaire. Plus précisément, il contient un isotope, l’uranium 235 (U235), qui peut facilement subir une fission, c’est-à-dire se casser en deux morceaux, sous l’action d’un neutron qui vient percuter ce noyau atomique. Cette fission libère une énergie considérable à l’échelle atomique, plusieurs millions de fois supérieure à celle que peut fournir n’importe quelle énergie d’origine chimique. Cette dernière met en jeu uniquement les électrons tournant autour du noyau atomique (comme dans la combustion du charbon ou du gaz par exemple).

La fission libère en même temps plusieurs neutrons (2,5 en moyenne) qui peuvent à leur tour aller fissionner d’autres noyaux U235 et libérer ainsi de l’énergie tout en émettant de nouveaux neutrons qui vont pouvoir provoquer également de nouvelles fissions. C’est ce qui est appelé une « réaction en chaîne » sur laquelle est fondée le fonctionnement d’un réacteur nucléaire. Il importe de souligner au passage que cette énergie est d’abord libérée sous forme de chaleur au sein du combustible et que celle-ci est presque toujours utilisée aujourd’hui pour produire de l’électricité, via la production de vapeur sous pression qui actionne une turbine qui entraîne un alternateur.

Une matière stratégique

L’uranium est donc devenu une matière première essentielle voire stratégique pour un bon nombre de pays. Il fait l’objet d’un marché mon- dial gouverné par des facteurs géopolitiques et techniques complexes. Les acteurs de ce marché sont les pays détenteurs des ressources, les compagnies ou organismes qui les exploitent et enfin les clients qui achètent l’uranium pour faire fonctionner leurs réacteurs nucléaires.

Une abondance naturelle

L’uranium est présent dans au moins une soixantaine de minéraux différents sous des formes physico-chimiques très diverses. Sa concentration moyenne dans la croûte terrestre est d’environ trois à quatre ppm (parti par millions) mais elle varie beaucoup selon les contextes géologiques et les milieux considérés. Elle est par exemple de 10 à 20 ppm dans le granite et peut atteindre 200 ppm dans certains phosphates, ce qui en fait des gisements potentiels d’uranium. Il a été concentré aussi par des processus géochimiques variés au cours de l’évolution géologique et ces emplacements peuvent alors constituer des res- sources minières d’uranium. L’uranium est par ailleurs dissous dans l’eau de mer avec une concentration moyenne de 0.0033 ppm, et une dispersion des valeurs qui va de 1 à 5 10-6 g/l selon les milieux et environnements marins. La quantité totale d’uranium ainsi présente dans les océans est de l’ordre de 4 500 millions de tonnes. Il est envisagé par certains de pou- voir le récupérer un jour, mais cette possibilité n’apparaît pas très réaliste compte tenu des volumes gigantesques d’eau de mer qu’il faudrait traiter pour extraire des quantités significatives.

Des ressources pour combien de temps et à quel prix?

Les ressources terrestres mondiales en uranium sont généralement classées en ressources dites «conventionnelles» et «non conventionnelles». Les premières sont celles qui ont fait l’objet d’une production industrielle significative depuis l’origine, soit par extraction directe soit en tant que coproduit ou sous-produit important d’un autre processus d’extraction de matière naturelle (cuivre ou or par exemple). Quant aux secondes, ce sont des ressources à très faible teneur, ou à partir desquelles l’uranium n’est récupérable à échelle industrielle qu’en tant que sous-produit d’importance secondaire (c’est par exemple le cas de l’uranium contenu dans les phosphates).

On évoquera seulement ici les ressources conventionnelles car les autres ont un caractère plus spéculatif, tant par les quantités récupérables que par les coûts d’extraction éventuelle. La référence documentaire la plus fiable dans ce domaine est celle du rapport publié conjointement par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) et l’AEN (Agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE), communément appelé «livre rouge» dont la plus récente édition de 20201 donne le chiffre d’un peu plus de 8 millions de tonnes de ces ressources. Ce chiffre correspond à toutes les ressources d’uranium dont l’existence est certaine ou raisonnablement assurée qui pourraient être récupérées à des prix du marché allant de 40 à 260 $US/Kg. À titre indicatif, on notera que le prix moyen du marché est assez stable ces dernières années et oscille entre 40 et 70 $US/Kg, après avoir connu dans le passé des pics historiques avec un maximum de près de 300 $US/Kg en 2007 et un minimum de 14 $US/Kg en juin 2001.

Aujourd’hui, la consommation mondiale d’uranium est d’environ 60.000 tonnes par an pour un parc de 442 réacteurs nucléaires en décembre 20212. Une simple division donne alors une estimation de cent trente années de réserves en uranium au rythme actuel de consommation et avec les technologies actuelles de réacteurs nucléaires. Mais une telle estimation doit évidemment être considérée comme un simple ordre de grandeur compte tenu des multiples facteurs qui peuvent la modifier.

Cela étant, les faibles prix de marché de l’uranium au cours de ces dernières années ont entraîné un manque d’investissements dans l’extraction minière de l’uranium et même à la fermeture temporaire de certains sites d’extraction, comme celle du site d’Imouranen au Niger (dont l’industriel français Orano est le concessionnaire). Cette situation va sans doute évoluer significativement dans les années qui viennent avec la nouvelle impulsion du développement de l’énergie nucléaire dans le monde, qui d’ailleurs se fait déjà sentir sur les marchés de l’uranium. Cela va probablement conduire à une augmentation des prix de l’uranium. Il importe de souligner ici que le coût de l’électricité nucléaire est assez peu sensible au coût de son combustible (qui ne représente qu’environ 5% du coût total) contrairement aux autres formes de production d’électricité à partir de combustibles fossiles (gaz, charbon, pétrole) pour lesquelles le coût du combustible représente une large part du coût total de production de l’électricité.

Signalons enfin que quatre pays se partagent actuellement 73% de la production mondiale d’uranium. Ce sont le Kazakhstan, le Canada, l’Australie et la Namibie. Il existe par ailleurs quatre autres pays dont la production est supérieure à 1.800 tonnes d’uranium par an (chiffres 2020)3. Cette situation assure une grande diversification géographique des approvisionnements et écarte tout risque de pénurie pouvant résulter d’événements géopolitiques quelconques (embargo par exemple), d’autant que l’uranium se stocke facilement compte tenu des très faibles volumes en jeu.

La France pour sa part est particulièrement bien placée dans ce domaine, via son opérateur industriel Orano qui est un acteur majeur de l’uranium au plan international grâce à un portefeuille important de ressources et de réserves répartis dans plusieurs pays (Canada, Kazakhstan, Niger)4. Bref, notre pays dépend certes de l’étranger pour l’approvisionnement de son uranium mais cette dépendance est bien peu contraignante d’autant plus que le coût de l’uranium représente une faible part du coût de production de l’électricité d’origine nucléaire.

Le jackpot: la surgénération

On utilise aujourd’hui environ 0,5% de l’uranium car on ne fissionne quasiment que son isotope U235 dont la proportion dans l’uranium naturel n’est que de 0,71% (quelle que soit son origine), mais que l’on parvient pas à fissionner totalement. De plus on en perd lors des opérations dites «d’enrichissement» de l’uranium naturel destinées à augmenter sa teneur en U235 (de 0,71% à environ 4% en moyenne) avant de le charger en réacteur. L’autre isotope, l’U238, qui constitue donc 99,29 % de l’uranium naturel, n’est pratiquement pas fissile. Par contre, lorsqu’il absorbe un neutron, il donne naissance à un élément qui n’existe pas dans la nature, le plutonium, qui est fissile au même titre que l’U235. Dans un réacteur nucléaire, on fabrique donc du plutonium fissile pendant que l’on «détruit» par fission de la matière fissile pour produire l’énergie. Notons qu’une partie du plutonium ainsi formé est lui-même fissionné in situ, ce qui contribue ainsi à la fourniture d’énergie qui vient s’ajouter à celle produite par les seules fissions de l’U235.

Environ 40% de l’énergie produite dans un réacteur de génération actuelle (à eau pressurisée, REP, ou à eau bouillante, REB) provient de ces fissions du plutonium qui est formé en réacteur. Notons également que le plutonium qui reste dans ce combustible usé (qui n’a donc pas été fissionné in situ) peut être récupéré après séparation chimique lors du traitement de ce combustible usé, puis recyclée dans un réacteur nucléaire. Précisons enfin que la part d’U238 consommée pour fabriquer du plutonium n’est que de 3 à 4%, ce qui fait qu’il en reste une majeure partie dans le combustible qui est déchargé du réacteur lorsqu’il est usé.

Mais dans des réacteurs dits à neutrons rapides (RNR) ce processus de création de matière fissile (plutonium) peut encore être largement amélioré au point même que l’on arrive à fabriquer plus de plutonium que l’on consomme de matière fissile dans le réacteur : c’est ce que l’on appelle la surgénération5. Dit autrement, on arrive à fabriquer plus de combustible que l’on en consomme. Si on recycle ce plutonium en excès, on peut alors aboutir progressivement à un parc de réacteurs constitué uniquement de RNR surgénérateurs qui est alimenté exclusivement avec de l’U238 (et du plutonium recyclé). Or, on dispose aujourd’hui d’énormes quantités d’U238 contenu dans les « rejets » (uranium appauvri) des usines d’enrichissement, ce qui assure un développement de l’énergie nucléaire pour des milliers d’années. À titre indicatif, la France possède aujourd’hui un stock d’environ 320.000 tonnes d’uranium appauvri, qui s’accroît chaque année d’environ 7 000 tonnes. Or, pour produire l’électricité délivrée par un seul réacteur de 1 GWe, il faut fissionner à peu près une tonne de plutonium. Donc si on suppose que tout cet uranium appauvri est transformé en plutonium, on peut alimenter un parc de 100 RNR de 1 GWE pendant plus de trois mille ans!

Soulignons pour terminer que ces RNR ne sont pas une technologie futuriste. En effet, il a été construit dans le passé pas moins de 15 réacteurs expérimentaux et 12 réacteurs électrogènes prototypes dans neuf pays différents, dont la France qui a démontré expérimentalement cette surgénération à une échelle industrielle dans son réacteur Phénix de 250 MWe. Ajoutons à cela que des RNR de puissance sont en aujourd’hui en exploitation ou en fin de construction dans trois grands pays: Russie, Chine et Inde.

Les ressources conventionnelles d’uranium potentiellement exploitables sont donc suffisantes pour assurer un ap- provisionnement des réacteurs nucléaires de génération actuelle au moins jusqu’à la fin de ce siècle dans des conditions économiques abordables et même en cas de forte croissance du parc mondial de réacteurs. Au-delà de cette échéance, des tensions pourraient apparaître sur cet approvisionnement, mais de façon très progressive et qui peuvent être anticipées assez longtemps à l’avance. Cela laissera alors du temps pour rechercher de nouvelles ressources conventionnelles en redynamisant les efforts de prospection, ou des gisements à plus faible teneur en uranium à l’aide de technologies d’extraction plus efficaces ou bien encore en déployant des solutions technologiques d’ores et déjà connues permettant des économies d’uranium.

Dominique Greneche

 

  1. Cette édition présente le résultat de l’examen le plus récent des aspects fondamentaux du marché de l’uranium, basé en grande partie sur les informations officielles communiquées par les gouvernements, et offre un profil statistique du secteur de l’uranium à l’échelle mondiale. Elle contient des données sur les ressources, la prospection, la production et les stocks d’uranium, ainsi que 45 rapports de pays pré- sentant des informations détaillées sur les plans de développement de mines, les aspects environnementaux et sociaux relatifs à l’extrac- tion d’uranium, et les réglementations et politiques nationales.
  2. IAEA PRIS DATA base – https://pris.iaea.org/pris/
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_producteurs_d’uranium
4. Les activités minières d’Orano – Dossier l’information – Septembre 2021
. Ce processus de surgénération a été imaginé aux États-Unis (à Chicago), dès le mois d’avril 1944, par le grand savant Enrico Fermi, prix Nobel de physique, dans le cadre d’un groupe de travail chargé de ré- fléchir aux concepts de futurs réacteurs nucléaires. La possibilité de réaliser une réaction en chaîne avait été démontrée expérimentale- ment à peine un an et demi plus tôt, le 2 décembre 1942, à Chicago dans le premier réacteur nucléaire au monde, appelé CP1 conçu par une équipe dirigée par ce même Enrico Fermi.

 

La rédaction