Transitions & Energies

Pourquoi l’Afrique va devenir un acteur énergétique majeur


Le continent africain a des besoins considérables d’énergie à satisfaire, des richesses fossiles et renouvelables non exploitées tout aussi considérables et les plus grandes difficultés à financer ses équipements. Il devrait pourtant bénéficier dans les prochaines années d’investissements massifs consacrés à la production et surtout à l’exportation de pétrole, de gaz et d’hydrogène vert… vers l’Europe et l’Asie. Par Eugène Berg. Article publié dans le N°19 du magazine Transitions & Energies.

L’Afrique est un continent riche en ressources énergétiques, aussi bien fossiles (pétrole, gaz, charbon et uranium), que renouvelables (biomasse, énergies hydraulique, solaire, éolienne). Représentant environ 16 % de la population mondiale, elle ne consomme pourtant que 3,4 % de l’énergie primaire mondiale. Sa part dans la consommation mondiale de combustibles fossiles est inférieure à sa part dans la production (entre 4 et 8 % selon les combustibles, dont 6,57 % de la production mondiale de pétrole selon l’OPEP). Mais 75 % de la population subsaharienne reste dépendante de la biomasse traditionnelle pour son énergie de base et n’a pas accès aux sources modernes d’énergie telles que le butane et l’électricité. Sur les 54 pays africains, 25 se trouvent en situation de crise énergétique et le taux d’accès à l’électricité est à peine de 50 %, chiffre recouvrant de fortes disparités nationales.

Dans un continent où 600 millions d’habitants attendent toujours de bénéficier d’un accès à l’énergie électrique (43 % de la population en 2021), le défi se situe à deux niveaux. Il s’agirait de plus que doubler le montant des investissements dans l’énergie d’ici 2030 – le continent n’attirant, selon l’AIE (Agence internationale de l’énergie), que 3 % des investissements mondiaux, soit 76 milliards de dollars en 2023. Et de les diriger en majorité vers les énergies renouvelables (solaire et éolien), plutôt que vers les énergies fossiles, surtout destinées à l’exportation, sources de précieuses devises.

Le coût exorbitant du capital

Pour le moment, la faiblesse des investissements s’explique par le coût du capital, et donc des taux d’emprunt. Ce coût peut être deux à trois fois plus élevé en Afrique qu’en Europe, en Amérique du Nord, voire en Chine. On a l’impression que les projets en Afrique sont beaucoup plus risqués, alors qu’il existe une différence entre l’aléa réel et le risque anticipé. D’ici 2030, le secteur privé est appelé à autofinancer la moitié des investissements énergétiques en Afrique, selon un scénario de l’AIE.

L’avenir de l’Afrique pourrait être assuré en injectant 25 milliards de dollars par an, soit ce que nous dépensons quand nous construisons un terminal de taille moyenne de GNL (gaz naturel liquéfié), expliquait Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE, le 4 septembre dernier à Nairobi, en ajoutant que le continent peut satisfaire 95 % de ses besoins en électricité grâce aux énergies renouvelables (solaire, éolien et hydraulique). Mais l’Afrique a aussi besoin d’énergies fossiles pour développer une industrie agroalimentaire, des usines d’engrais, de ciment, de désalinisation de l’eau de mer de sources d’énergie. Les procédés de fabrication de ces filières exigent des températures qui ne peuvent être atteintes par les renouvelables… À condition que l’Afrique utilise elle-même les richesses de son sous-sol.

Le nouvel eldorado gazier et pétrolier africain

En attendant, elle s’oriente plutôt vers la satisfaction, à titre temporaire, des problèmes immédiats de l’Europe quant à son approvisionnement en gaz, ainsi que son ravitaillement en pétrole. L’Afrique recèle 13 % des réserves mondiales de gaz naturel, à peine moins que le Moyen-Orient, et 7 % des réserves de pétrole, comme la Russie. D’ores et déjà, le Nigeria, premier producteur de GNL d’Afrique subsaharienne, fournit 4 % des besoins européens, ses exportations de pétrole et de gaz ont augmenté entre 2021 et 2022 de 46 %, contre + 80 % pour le Cameroun, +70 % pour l’Angola, et +68 % pour l’Algérie.

L’Afrique, qui détient à peu près 8 % des réserves mondiales de gaz naturel, bénéficie en quelque sorte de la volonté européenne de se priver, à terme, du gaz russe. Les grandes compagnies internationales européennes, TotalEnergies, BP, Shell, ENI, etc., accélèrent leurs projets de recherche, d’exploitation et de transport du GNL, qui avaient été gelés. Ce regain d’activité contraste avec le relatif désintérêt jusque-là des majors à l’égard d’un continent où les divers obstacles au développement étaient jugés trop importants. Aussi, l’Afrique qui jadis représentait 20 % du commerce mondial de GNL en représente la moitié. Mais d’ici 2050, le volume de gaz exporté du continent pourrait tripler.

Du gaz au Mozambique, au Sénégal et en Mauritanie

L’Algérie reste le principal producteur de gaz naturel en Afrique atteignant l’an dernier une production d’environ 100 milliards de m3. L’Égypte et le Nigeria viennent ensuite avec une production respective de près de 67 milliards et 44 milliards de m3. Mais de nouveaux acteurs se présentent en nombre. À commencer par le Mozambique qui détient les gisements de gaz naturel les plus importants jamais découverts en Afrique subsaharienne (5 000 milliards de m3), découverts en 2010 dans la province du Cabo Delgado, dans le nord du pays. Il a exporté sa première cargaison de GNL en novembre 2022. Cette province a vu naître plusieurs programmes dont celui du champ gazier de Coral Sul, mis en œuvre par un consortium dirigé par ENI à 80 km de la côte. Il s’agit de la première installation flottante de GNL opérant en eaux ultra-profondes en Afrique capable de produire 3,4 millions de tonnes de GNL.

L’autre projet, d’un montant de 15 milliards de dollars conduit par TotalEnergies, Mozambique GNL du site d’Afungi également situé dans le Cabo Delgado, avait été momentanément stoppé en mars 2011, à la suite de l’attaque par les Chabab, filiale de l’État islamique, contre la ville portuaire de Mocímbo da Praia. Il devrait être en mesure de commencer à produire du GNL à partir de 2028. L’amélioration de la sécurité dans la région, liée en grande partie à l’intervention des forces armées du Rwanda, devrait permettre la mise en œuvre d’un nouveau projet de plus grande ampleur encore mené par ExxonMobil, l’ENI et la CNPC (China National Petroleum Compagnie).

D’autres projets sont en cours d’achèvement au Sénégal, où la production de GNL devrait passer de 2,5 millions de tonnes par an à 10 millions de tonnes d’ici 2030, destinés en priorité à l’Allemagne. Quelque 5 milliards de dollars ont déjà été investis pour assurer le développement du champ gazier Grand Tortue situé en bordure frontalière du Sénégal et de la Mauritanie.

Par ailleurs, le projet de gazoduc reliant sur 4 100 km le Nigeria à l’Algérie, en sommeil depuis dix ans, a été relancé en juin 2022. Il reste à voir s’il pourra être mené à son terme du fait de la présence de nombreux groupes terroristes sur le passage du gazoduc, comme AQMI, l’État islamique du Grand Sahara, Boko Haram au Niger, et l’État islamique au nord du Nigeria. Pour le moment, la capacité de production du GNL du Nigeria, premier producteur africain, devrait croître de 35 % d’ici 2026.

Au total, les nouveaux schémas gaziers en cours en Afrique subsaharienne devraient ajouter 90 milliards de m3 supplémentaires de capacités d’exportation d’ici 2030, auxquels s’ajouteront 130 milliards en Libye, soit 120 milliards de m3. Cela porterait la part de l’Afrique dans la production mondiale de gaz de 6 à 8,5 %, même en prenant en compte les gigantesques projets d’agrandissement du Qatar. Selon le Forum des pays exportateurs de gaz, l’Afrique pourrait fournir 600 milliards de m3 en 2050, contre 249 milliards actuellement.

Du pétrole en Namibie, en Ouganda et des projets pharaoniques

Le secteur pétrolier attire évidemment aussi les investissements. Si l’on se réfère au critère généralement admis par la profession, celui du nombre de puits forés, selon le consultant norvégien Rystad, ce montant est le plus élevé depuis 2019. Les dépenses d’exploration et de production devraient ainsi atteindre 46 milliards de dollars.

TotalEnergies a dépensé cette année la moitié de son budget d’exploration en Namibie. Les réserves des puits qu’elle y a découverts sont évaluées à 11 milliards de barils, le plus grand gisement jamais découvert en Afrique subsaharienne. De quoi faire à terme de ce pays d’Afrique australe, peuplé de 2,5 millions d’habitants, un producteur géant, et de doubler le son PIB d’ici 2040.

L’Ouganda est également en passe de devenir une puissance pétrolière avec des réserves situées aux abords du lac Albert découvertes en 2006. L’exploitation exige cependant la construction d’une structure souterraine pour exporter le brut en transitant par la Tanzanie. Ce projet d’oléoduc d’Afrique de l’Est (Eacop) a été validé par Kampala et Dodoma, mais fait l’objet de vives critiques sociales et environnementales. Quelque 118 000 personnes affectées seront privées de leurs terres, car il s’agit de pas moins de 1 443 km de tubes chauffés à 50 degrés pour fluidifier le pétrole lourd et relier les gisements ougandais au port de Tanga, sur la côte tanzanienne de l’océan Indien.

TotalEnergies et la China National Offshore Oïl Corporation (CNOOC) se sont associés dans ce projet d’un montant de 10,5 milliards de dollars, signé avec le gouvernement du président Yoweri Museveni en février 2022. Les premiers forages ont commencé en janvier 2023 et devraient aboutir à une production de 40 000 barils en 2025, avant d’atteindre un pic de 230 000 barils avec des réserves estimées à 6 milliards de barils.

Autre projet pharaonique, celui du transsaharien entre l’Algérie et le Niger. Il s’agit d’un oléoduc de 4 128 km au coût estimé à 10 milliards de dollars. Le projet est dormant depuis 2009, mais la signature en juillet dernier d’un mémorandum entre l’Algérie et le Niger l’a relancé. Tout dépend de la situation sécuritaire dans cette région sahélo-saharienne hautement sensible.

Hydrogène et ammoniac verts

Pourvu de vastes déserts baignés de soleil, de côtes battues par le vent, de larges fleuves, le continent africain fait figure de paradis pour les énergies renouvelables. Pourtant, il n’abrite que 1 % des capacités installées dans le solaire et l’éolien et 4 % des infrastructures hydrauliques mondiales. Si l’Afrique ne s’est pas lancée dans d’ambitieux programmes d’investissements dans ce domaine, c’est essentiellement parce que l’énergie verte est difficile à exporter. Et les investissements destinés à satisfaire la demande domestique d’électricité ne représentent que 3 % du total mondial… Mais tout va changer. Les technologies permettant d’exporter les renouvelables arrivent à maturité. Cela devrait conduire à multiplier les parcs solaires et éoliens et les équipements permettant de transformer et d’exporter cette électricité bas-carbone.

La clé, c’est l’hydrogène. Avec de l’électricité renouvelable et de l’eau, via des électrolyseurs, il est possible de produire de grande quantité d’hydrogène vert et ensuite de l’exporter via des navires réfrigérés. Sachant qu’il est bien plus facile de transformer l’hydrogène en ammoniac vert avant de l’exporter. L’ammoniac a l’énorme avantage par rapport à l’hydrogène de pouvoir être stocké et transporté sous forme liquide presque à température ambiante en étant refroidi à seulement -10 °C. L’hydrogène pour devenir liquide doit être amené à -253 °C… Mais cela est une autre question.

En tout cas, le potentiel africain de production d’hydrogène est considérable. La Banque européenne d’investissement (BEI) vient de calculer que le continent pourrait en produire 50 millions de tonnes par an dès 2035 dans cinq pays : l’Égypte, la Mauritanie, le Maroc, la Namibie et l’Afrique du Sud. À l’horizon de 2050, selon le cabinet Deloitte, les principaux exportateurs d’hydrogène vert dans le monde seront « l’Afrique du Nord (110 milliards de dollars par an), l’Amérique du Nord (63 milliards de dollars), l’Australie (39 milliards de dollars) et le Moyen-Orient (20 milliards de dollars) ».

Entre le potentiel théorique et la réalité, il y a un monde

Mais pour mettre en valeur son énorme potentiel énergétique et surtout en bénéficier, l’Afrique devra surmonter rapidement de nombreux obstacles. Le premier est de vaincre sa lenteur traditionnelle de mise en œuvre des grands projets. Dans le domaine du gaz, ses principaux concurrents, le Qatar et les États-Unis, agissent avec célérité. Et la fenêtre d’opportunité pour le gaz est courte, quelques années. Or les performances africaines ont été décevantes jusqu’à aujourd’hui. En Afrique subsaharienne, les gros projets gaziers ont été mis en œuvre avec des délais plus longs de cinq ans que ceux de leurs principaux concurrents.

Mais le principal obstacle susceptible d’entraver le boom énergétique africain est sécuritaire. Au Mozambique, le projet gazier opéré par TotalEnergies a dû être arrêté. Ce n’est rien à côté du Nigeria, d’ores et déjà victime de la « malédiction du pétrole ». Depuis plusieurs décennies, c’est toute une économie informelle et criminelle d’envergure qui s’est structurée autour du pétrole et du carburant de contrebande. Entre 5 et 20 % de la production du delta du Niger serait ainsi détournée puis raffinée de manière illégale. L’exploitation clandestine et le vandalisme des oléoducs coûteraient environ 1,5 milliard de dollars par mois au pays. Et puis il y a de sérieux doutes sur la capacité à mener les projets dans la région sahélienne…

Le dernier obstacle relève de l’indispensable partage des bienfaits de la rente pétrolière, gazière et de l’hydrogène. Jusqu’à aujourd’hui, les substantiels revenus tirés de la production de pétrole et de gaz ont toujours été captés par un cercle étroit de dirigeants au lieu d’être investis dans les infrastructures, les écoles et les hôpitaux.

Voici venu le temps pour l’Afrique de se saisir enfin des énormes opportunités énergétiques qui se présentent à elle. À condition que les gouvernements africains ne répètent pas les erreurs du passé et ne succombent pas à la malédiction de l’abondance soudaine de richesses issues de la rente pétrolière, gazière et… verte.

La rédaction