–T&E : La politique énergétique de l’Europe multiplie les échecs. Que ce soit sur les questions de souveraineté d’approvisionnements et technologiques ou sur celles des prix de l’énergie. Sans parler d’une contradiction majeure. Le fait que les pays européens ont des systèmes et des politiques énergétiques qui n’ont rien en commun depuis des décennies et qu’une politique commune sur des bases totalement différentes n’a presque aucun sens.
-N.P. : Le premier point consiste à se poser la question suivante. Quelle est l’utilité, la raison d’être, d’une entité supranationale comme l’Union européenne ? Elle devrait servir, normalement, à préserver les intérêts des citoyens des pays européens. Et le principal sujet, me semble-t-il, est celui de l’indépendance.
Si on dépend des autres, nous ne sommes pas libres. Et si nous prétendons être des démocraties, nous devons garantir cette indépendance qui est quelque chose d’extrêmement concret. Cela nécessite de se poser la question assez basique de ce qui est vital pour nous. Le rôle de l’Union européenne devrait être de nous assurer l’indépendance énergétique, le premier sujet fondamental, mais aussi militaire, monétaire et alimentaire.
Commençons par l’énergie, il était temps que l’Union européenne se réveille et se préoccupe des questions d’indépendance et de souveraineté. L’Europe a redécouvert cela avec l’invasion de l’Ukraine en février 2022, c’est consternant.
L’inscription dans le marbre du dogme de la libre circulation des capitaux, des hommes et des marchandises avec l’Acte unique ratifié en 1986, a fait de l’Union européenne une entité hors-sol qui ne comprend pas ce que sont les attributs de l’indépendance des nations.
–T&E : Les attributs de la puissance.
-N.P. : Sans même aller jusqu’à ce que mot qui pour certains est un gros mot, ce qui n’est pas mon cas, nous devrions penser en termes de puissance. On peut considérer qu’il s’agit d’un tropisme français. Essayons donc de ne pas l’utiliser. Mais c’est une question d’indépendance et donc de liberté. Or, l’Union européenne n’a jamais pensé en ces termes-là. Le dogme à Bruxelles, c’était que par magie, tout allait circuler sans le moindre problème. Et pendant ce temps-là, nous avions au sein de l’Union européenne des pays qui défendaient leurs intérêts qui ne sont pas forcément convergents comme vous le soulignez dans votre question.
On l’a vu sur un sujet fondamental qui est celui de la taxonomie. La France en a besoin pour garantir l’avenir et le financement de sa filière nucléaire que les gouvernements français ont saboté tant qu’ils ont pu pendant deux décennies. Ils ont été bien aidés en cela par l’Allemagne qui avait décidé de torpiller un avantage compétitif français. Donc on voit comment il y a des systèmes énergétiques qui sont différents mais aussi comment il y a une concurrence intra-européenne profondément problématique. Si on fait semblant que cela n’existe pas, on ne peut pas garantir et protéger les intérêts des citoyens tout en préservant les ressources en énergie.
À Bruxelles comme à Paris, la question de savoir d’où venait l’énergie, comment on la produisait et si on pouvait l’obtenir à un prix acceptable pour notre compétitivité et notre niveau de vie n’existait pas. L’impératif devrait être une énergie bon marché pour les industries comme pour le grand public et donc un approvisionnement souverain. Cela me semble être le fondement même d’une pensée politique.
–T&E : La conséquence de la politique que vous décrivez là est qu’en Europe non seulement nous ne sommes pas indépendants en termes d’approvisionnement énergétique, mais aussi que nous payons notre énergie beaucoup plus chère, trois fois plus pour l’électricité et le gaz, que nos concurrents qu’ils soient américains ou chinois. Si on la résume brutalement, la politique énergétique européenne nous appauvrit.
-N.P. : Elle est absurde. La conséquence de n’avoir pas pensé la politique énergétique est que nous nous sommes faits totalement piégés. Alors la France est à part. Nous bénéficions de la dimension visionnaire des dirigeants du pays jusque dans les années 1970. Le plan Messmer qui a créé le parc nucléaire nous permet d’avoir une électricité décarbonée et abondante. Ce que nos dirigeants et les institutions européennes ont essayé de torpiller depuis vingt ans avec ferveur.
Et pendant ce temps-là, on nous vantait un modèle allemand qui était formidable et sur lequel il fallait se caler puisque Angela Merkel était censée être une visionnaire. Ce modèle allemand était construit sur trois dépendances. Déjà une, c’est problématique, mais trois c’est beaucoup. Le parapluie américain pour la dimension militaire. Le gaz bon marché russe pour alimenter la machine économique et chauffer les populations. Et les exportations vers la Chine qui permettaient l’enrichissement et les excédents commerciaux et budgétaires.
Les Allemands ne sont jamais coordonnés sur rien avec qui que ce soit en Europe. Ils ont imposé leur modèle qui s’est avéré désastreux pour tous…
Pour ce qui est des exportations massives vers la Chine et aussi les États-Unis, cela commence à devenir compliqué. Mais surtout, l’agression de l’Ukraine par Poutine a démoli ce modèle. La dépendance à l’égard du gaz russe est devenue une dépendance au GNL [gaz naturel liquéfié] américain surfacturé.
Il faut d’ailleurs se souvenir de l’obsession des Américains sur les gazoducs Nord Stream 2. Et sur les déclarations du président des États-Unis Joe Biden sur le fait qu’ils ne devaient pas entrer en service.
C’est le résultat de la guerre mais aussi de la politique d’Angela Merkel et de l’abandon du nucléaire par l’Allemagne. Le choix envers et contre tout des renouvelables intermittents a abouti à dépenser plus de 600 milliards d’euros pour continuer à rester dépendant des centrales à charbon. Et nous, nous avons fermé la centrale nucléaire de Fessenheim qui avait été entièrement rénovée pour faire plaisir à Angela Merkel.
Le résultat, c’est que nos entreprises payent leur énergie trois à quatre fois plus chère que leurs homologues américaines et chinoises. Nous sommes de ce fait dans la zone du monde où la croissance économique est la plus faible. Si on n’en sort pas, les pays européens vont petit à petit disparaître de la carte des puissances capables de maîtriser leur destin.
–T&E : Maintenant, on a beau répéter le mot souveraineté depuis février 2022, il ne se passe rien ou pas grand-chose. Nous sommes dépendants du GNL américain et dans une moindre mesure qatari et notre stratégie de transition énergétique revient à nous mettre entre les mains de l’industrie chinoise.
-N.P. : Notre stratégie de transition énergétique revient tout simplement à financer l’industrie chinoise avec nos aides et subventions massives. Je suis totalement favorable aux énergies renouvelables. Cela fait des années que je dis qu’il faut mettre des panneaux solaires au-dessus des parkings des supermarchés. On le fait maintenant, mais au mauvais moment. Il fallait le faire quand nous avions une industrie qui fabriquait sur notre sol les panneaux en question et que nous avons abandonnée.
On a ruiné l’industrie photovoltaïque européenne parce que l’Allemagne voulait vendre des berlines en Chine. Aujourd’hui, quand nous subventionnons les énergies renouvelables, nous subventionnons des entreprises chinoises qui le sont déjà par l’État chinois. Et je ne parle pas des éoliennes, des pompes à chaleur et des terres rares.
La transition énergétique se fait d’une façon irresponsable et incohérente. Elle devrait s’appuyer sur la création de filières. Et on ne pousse pas un usage sans avoir créé et organisé la filière qui permet de répondre à cet usage. La Commission européenne fait les choses dans le mauvais sens, car il y a un mélange entre des intérêts et une espèce de moralisme qui consiste à s’acheter une conscience en disant : regardez notre bilan carbone comme il est vertueux. Un modèle dont au passage, personne dans le monde ne veut. Nous nous contentons de grandes déclarations et de normes sans construire l’outil industriel et technologique qui va avec. L’exemple ultime, c’est la marche forcée vers la voiture électrique sans s’assurer d’avoir une industrie capable de suivre et de s’adapter en quelques années.
La question des énergies renouvelables doit être pensée de cette manière. Nous devons construire un outil industriel et technologique nous permettant d’être souverain dans ce domaine. Il ne s’agit pas d’être dogmatique ni d’être pour ou contre les renouvelables, cela n’a aucun sens.














