Combien coûtera un kilowatt-heure d’électricité en 2040 ? La réponse courte : cher. Combien en coûterait-il pour obtenir le service énergétique de ce kilowatt-heure, mais sans le produire ? Moins cher. Beaucoup moins cher.
On connait l’exemple classique : on peut chauffer une maison mal isolée pour obtenir un certain niveau de confort. Ou l’isoler et obtenir le même niveau de confort en dépensant moins d’énergie. Bien sûr, de deux options équivalentes en confort, on préférera normalement la moins chère.
Or, ce qui vaut pour une maison vaut aussi pour une région, et pour des technologies autres que le chauffage et l’isolation. Dans tous les cas, si le coût de production d’un kilowatt-heure est plus élevé que l’investissement requis pour avoir le même service avec moins d’électricité – appelons ça le « coût de l’efficacité »–, on choisira l’efficacité. La différence entre les deux coûts s’appelle la « valeur de l’efficacité ». Plus elle est élevée, plus l’efficacité vaut la peine face à la production.
coût de production – coût de l’efficacité = valeur de l’efficacité
Avec d’autres chercheurs de HEC Montréal, j’ai évalué la valeur de l’efficacité pour le système électrique du Nord-est américain, de New York à l’Ontario et aux provinces atlantiques, en passant par la Nouvelle-Angleterre et le Québec.

L’Hôtel de Ville de La Pêche, entièrement construite en bois et certifiée Passivhaus, est un exemple d’avant-garde en matière d’architecture à haute efficacité énergétique et à faible empreinte carbone.(Facebook | Latéral), CC BY.
Transition énergétique et électricité
Les changements climatiques sont largement dus aux énergies fossiles. La plupart des pays essaient par conséquent d’en diminuer l’usage, avec un niveau de détermination variable, il faut avouer.
L’abandon des énergies fossiles se fait très largement en faveur de l’électricité. Il suffit de penser aux voitures à essence remplacées par des voitures électriques, et au chauffage résidentiel qui passe du gaz naturel à l’électricité. Ce changement implique que la demande électrique va croître bien plus rapidement pendant les prochaines années qu’au cours des dernières décennies.
L’abandon des hydrocarbures signifie aussi qu’il faut produire la nouvelle électricité sans avoir recours à ces combustibles, sans centrale au gaz, par exemple. Autrement dit, il faut augmenter la production électrique, tout en remplaçant une part importante des centrales. Ce casse-tête de planification porte le nom de « transition énergétique ».
Le coût de production : un coût marginal futur
L’évaluation du coût de production d’un kilowatt-heure, premier terme de notre équation, n’est pas une mince affaire. C’est que le coût de production moyen actuel, facile à observer, n’est pas une mesure adéquate dans notre cas :
- Les coûts actuels sont trompeurs puisque la transition énergétique a un effet colossal sur la façon de produire de l’électricité. Il faut plutôt tenter d’anticiper des coûts futurs, qui tiennent compte de la transition discutée plus haut.
- Les coûts moyens ne sont pas appropriés non plus. Les kWh qui sont pertinents pour notre calcul, c’est-à-dire ceux qu’on choisit de produire ou non, sont les plus chers de tous. Pour la bonne raison qu’on utilise les meilleurs sites (éoliens, hydrauliques) et technologies en premier. C’est seulement si davantage d’électricité est nécessaire qu’on a recours à des façons de produire plus dispendieuses. Le coût de ces « derniers » kilowattheures est dit « coût marginal ».
C’est le coût marginal futur qui est la meilleure mesure du coût de production. Son calcul requiert d’anticiper comment la transition se déroulera, quel réseau électrique sera bâti au cours des, disons, quinze prochaines années. Combien d’éoliennes auront été construites ? Où ? Au Québec, en Nouvelle-Écosse ? Ou en mer, à quarante km au large de Long Island ? Combien de centrales au gaz, de panneaux solaires ? Où des lignes à haute tension auront-elles été placées pour acheminer l’électricité ? Des batteries permettront-elles d’entreposer l’énergie éolienne et solaire ?
Un calcul complexe
Pour effectuer ce calcul, nous avons des outils : modèles mathématiques, algorithmes d’optimisation, bases de données, etc. Des outils, mais pas de baguette magique… de nombreux choix doivent être effectués, souvent difficiles. En quelque sorte, il y a des écueils, et des façons de les contourner. On présentera ici deux de ces écueils, qui présentent un intérêt particulier.
(1) Quelle sera la demande électrique dans quinze ans ?
Cette question est cruciale, parce qu’elle influence fortement les réponses finales, mais aussi parce qu’il est difficile d’y répondre. Que faire alors ? On peut contourner (temporairement) la question en calculant un coût marginal futur pour différentes demandes, tout simplement.
(2) Comment anticiper la transition ? Comment savoir à quel système électrique vont mener les décisions de milliers d’acteurs, politiques et privés ? Une solution raisonnable consiste ici à supposer que les parties prenantes collaboreront et que le système le moins cher sera préféré. Une optimisation respectant nombre de contraintes bien sûr : le vent ne souffle pas quand on veut, les meilleures rivières sont déjà harnachées, l’utilisation de centrales au gaz doit être limitée pour diminuer les impacts climatiques, etc.
Les coûts marginaux futurs obtenus par les auteurs apparaissent à la figure suivante, qui se lit comme suit. L’axe horizontal propose différentes demandes futures pour 2040. La valeur entre parenthèses est le pourcentage de la demande de 2025 (de 105 % à 200 %). Les barres bleues « mesurent » 100 térawattheures (TWh) de large. Le système électrique à l’étude est tellement grand que les « derniers kWh » auxquels on référait plus haut deviennent des térawattheures. La hauteur des barres bleues indique le coût, marginal donc, de ces 100 TWh, en $US/kWh.

Coûts marginaux du « dernier 100 TWh » en $US/kWh, à divers niveaux de demande en 2040. Chaque valeur correspond à la différence des coûts totaux (expansion et opérations) associés à deux niveaux de demande consécutifs, p. ex. 866 TWh et 966 TWh, ramenée en $US/kWh. Pour référence, le système considéré produit et consomme plus de 600 TWh annuellement, en 2025, dont presque le tiers vient du Québec. (Courtoisie de l’auteur), Author provided (no reuse).
Par exemple, si la demande totale passe de 866 TWh à 966 TWh, on calcule un coût de 42 ¢/kWh pour ce bloc de 100 TWh. Ce qui saute aux yeux, c’est que le coût marginal augmente très rapidement quand la demande de 2040 atteint 130 % ou 140 % de la demande de 2025. Et si la demande double, alors le coût marginal est très, très élevé.
Le coût de l’efficacité
Tournons-nous maintenant vers le coût de l’efficacité, soit le 2e terme de l’équation. L’idée consiste à calculer le coût associé à la diminution de l’électricité requise par un service énergétique. Par exemple le coût du calfeutrage des portes et fenêtres d’une maison.
Ce problème est plus facile à résoudre, car le coût de l’efficacité n’est pas influencé par la transition énergétique ni par le niveau de demande en électricité. Ou très peu. On peut donc se fier aux meilleures études actuelles.
Selon notre revue de la littérature, un coût assez fiable est de 10 cents du kilowatt-heure, sans égard à la demande électrique future.
Et finalement… la valeur de l’efficacité
Nous sommes désormais rendus à une soustraction près de la valeur de l’efficacité. Il suffit de prendre les coûts marginaux de la figure 1, et d’en soustraire le coût de l’efficacité, soit 10 cents. Les résultats apparaissent à la figure 2.

Valeur de l’efficacité, en US$/kWh, à divers niveaux de demande en 2040. Chaque valeur correspond à la différence entre le coût de production (le coût marginal tel qu’à la figure 1), qui varie avec la demande, et le coût de l’efficacité, considéré fixe face à la demande, à 0,98 US$/kWh. (Courtoisie de l’auteur), Author provided (no reuse).
La figure 2 se lit comme la figure 1. On lui a ajouté le coût de l’efficacité, la ligne horizontale à presque 10 ¢/kWh. La valeur de l’efficacité est donnée par la hauteur des lignes rouges. Par exemple, si on désire ajouter 100 TWh d’électricité à un système de 866 TWh, il en coûte 42 ¢/kWh, tandis que si on ajoute plutôt 100 TWh de service énergétique (par des mesures d’efficacité), ça coûte 10 ¢/kWh. La valeur de l’efficacité énergétique est la différence entre les deux, soit 32 ¢/kWh.
Autrement dit, le choix de répondre à 100 TWh de besoin énergétique en produisant ladite électricité, coûte 32 ¢ par kWh de plus que par efficacité. On pourrait dire qu’on paie ainsi 32 milliards de dollars trop cher. Annuellement, et juste pour ce 100 TWh. Pire, si la demande est plus élevée, la valeur de l’efficacité atteint rapidement un dollar par kWh. C’est énorme !
Des leçons pour… maintenant !
Il est intéressant de revenir sur les deux écueils de modélisation discutés plus haut, et d’en tirer des conclusions.
La question de la prévision de la demande électrique en 2040 se pose finalement avec encore plus d’acuité. Nous estimons qu’une augmentation de 50 % entre 2025 et 2040 est plausible, avec la possibilité d’une croissance un peu plus faible, mais aussi la possibilité claire d’une hausse bien plus substantielle que 50 %. La principale conclusion scientifique de notre étude est qu’on se dirige vers un futur où la valeur de l’efficacité sera très élevée. La principale conclusion politique à en tirer est qu’il est impératif d’investir dès maintenant dans une économie plus efficace.
Le deuxième écueil était la modélisation de la transition, et on a alors posé l’audacieuse hypothèse que les cinq régions ciblées allaient coopérer de façon optimale. Cette hypothèse est bien sûr irréaliste, mais elle ne fait pas dérailler nos conclusions, au contraire. Un principe fondamental de l’optimisation implique qu’avec une coopération imparfaite, le coût marginal augmenterait. Il n’en va pas de même du coût de l’efficacité, qui ne repose pas sur la coopération. Conséquence, la valeur de l’efficacité serait encore plus élevée que les valeurs que l’on trouve. Et les conclusions du paragraphe précédent, d’autant renforcées.
La transition énergétique ne se fera pas sans sobriété énergétique. Du moins pas à un prix raisonnable.
Michel Denault Professeur, optimisation et transition énergétique, HEC Montréal.
Cet article est republié à partir de La Conversation Canada sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur La Conversation.














