<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Il fallait démolir EDF »

20 août 2025

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« Il fallait démolir EDF »

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Un entretien avec Fabien Bouglé, expert en politiques énergétiques et auteur de plusieurs livres à succès sur les problématiques de l’énergie, dont le dernier : Guerre de l’énergie (éditions du Rocher). Fabien Bouglé est devenu aujourd'hui actionnaire et le nouveau Directeur de la publication de Transitions & Energies. Propos recueillis par Éric Leser. Article publié dans le numéro 25 du magazine Transitions & Energies.

T&E – EDF a été considérablement affaibli depuis plus de deux décennies à la fois par les politiques énergétiques européennes et plus encore françaises et par des fautes de gestion répétées. Qui en porte la responsabilité principale ?

F.B. – Il faut bien comprendre qu’EDF n’est pas seulement une société énergétique. C’est une arme essentielle de la guerre économique sur laquelle nous avons longtemps fermé les yeux. Nous vivions, à en croire une partie de nos élites et de nos médias, dans un monde qui n’existe pas fait d’alliés et de partenaires. Nous vivons entourés d’adversaires dont les intérêts ne sont pas les nôtres. EDF est une cible et fait l’objet de sabotages physique, informationnel et économique.

Depuis près de trente ans, nos gouvernants ont totalement oublié que leur mission et leur devoir consistent à protéger et renforcer EDF, le cœur battant de l’économie française qui lui fournit une énergie abondante et abordable. Ce qui est essentiel. EDF est l’héritière de deux grands principes édictés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sans trop entrer dans les détails, il s’agit de la création par Charles de Gaulle du Commissariat de l’énergie atomique qui a placé l’énergie nucléaire, militaire d’abord et civile ensuite, au cœur de la politique énergétique du pays. Quelques années plus tard, les entreprises de production électrique ont été nationalisées pour créer un géant… EDF.

Celui-ci garantissait l’égalité d’accès à l’électricité pour tous les citoyens, une électricité abondante et accessible pour l’industrie et les entreprises, et dans un deuxième temps, la souveraineté énergétique et moins de dépendance aux énergies fossiles avec le plan Messmer de 1974. Après le choc pétrolier, il a lancé la construction massive d’un parc de centrales nucléaires.

EDF a assuré ses missions en soutien de l’économie et de la qualité de vie de la population avec un remarquable succès pendant cinquante ans. L’entreprise a été le premier exportateur mondial d’électricité. Encore aujourd’hui, il faut bien se rendre compte ce que cette société malmenée et affaiblie permet aux pays. Nous avons une électricité abondante qui à 95 % ne dépend pas des énergies fossiles et qui est décarbonée à 95 %. Qui dans le monde offre de telles performances ? Une poignée de pays privilégiés par leur géographie et leur environnement dans le nord de l’Europe. Nous faisons infiniment mieux que l’Allemagne et les autres pays donneurs de leçons.

T&E – Nous faisons infiniment mieux avec un avantage compétitif important en termes de prix de l’électricité sur l’Allemagne qui cherche depuis des années à nous priver de cet atout.

F.B – On ne peut pas du tout faire l’économie d’une lecture géopolitique des attaques répétées portées depuis des années contre EDF et la politique énergétique de la France. Pour trois grands acteurs, l’Allemagne, la Russie et les États-Unis, EDF est un adversaire, économique, technologique et même idéologique. Pour les Russes, parce que la France était leur principal rival dans le nucléaire civil dans le monde et sa stratégie nucléaire remettait potentiellement en cause leurs exportations massives de gaz vers l’Europe. Pour les Américains, parce qu’ils soutiennent les fossiles et ont aussi des ambitions dans le nucléaire. Westinghouse est un concurrent d’EDF sur presque tous les marchés mondiaux. Au passage, un grand coup de chapeau à Emmanuel Macron, adversaire jusqu’à la fin de l’année 2021 du nucléaire, qui a réussi le tour de force de vendre les turbines nucléaires Arabelle d’Alstom, les meilleures au monde, à l’américain General Electric. Pour les récupérer, il a fallu des années et cela a coûté très cher… à EDF.

Et puis, il y a surtout l’Allemagne et sa stratégie perdante de transition énergétique, la fameuse Energiewende. Elle a consisté à investir des centaines de milliards d’euros dans les renouvelables intermittents, à abandonner le nucléaire et à dépendre des centrales à charbon ou fonctionnant avec le gaz russe pour pallier aux faiblesses des renouvelables. Gazprom, le géant russe du gaz, a longtemps financé des groupes écologistes allemands anti-nucléaire. Sans compter le fait que le chancelier Gerhardt Schröder, à l’origine de l’Energiewende, a fini parmi les dirigeants de Gazprom…

Cela n’a pas empêché l’Energiewende d’être un échec retentissant : avec une électricité de plus en plus chère en Allemagne, surtout face à l’électricité nucléaire française. Insupportable. Il fallait démolir EDF. Et l’Allemagne a trouvé, au nom entre autres de l’idéologie anti-nucléaire, des alliés nombreux au cœur des institutions européennes. La politique énergétique française et plus particulièrement nucléaire sont devenues des cibles institutionnelles à Bruxelles, et ce qui est encore plus ahurissant, à Paris !

Cela a été très bien expliqué par Henri Proglio, qui a été patron d’EDF il y a une quinzaine d’années, lors des auditions de la remarquable commission d’enquête parlementaire sur la souveraineté énergétique. À cette occasion, on a enfin pu entendre ce que la plupart des médias ont passé sous silence ou se sont refusés à voir pendant de nombreuses années. « Les Allemands ont tout fait pour détruire EDFIls ont réussi », a déclaré Henri Proglio.

T&E – Si les Allemands ont réussi, pour reprendre les mots d’Henri Proglio, c’est qu’ils ont été aidés en France même.

F.B. – L’un des rares regrets que j’ai avec cette commission d’enquête, c’est que lorsque Henri Proglio a prononcé cette phrase, peut-être la plus importante des auditions, ni le rapporteur ni le président de la commission ne lui ont demandé de développer son propos.

EDF a subi pendant plus de vingt ans une guerre informationnelle et de multiples opérations de déstabilisation via des décisions politiques à Paris et à Bruxelles et au sein même de l’État français d’organismes noyautés par des adversaires dogmatiques du nucléaire. C’est ce qu’a laissé entendre, par exemple, Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF il y a trois ans. Il a été depuis remplacé par Luc Rémont qui a tenu deux ans en bataillant sans cesse et vient lui-même d’être remplacé par Bernard Fontana. Et Luc Rémont, sachant qu’il allait être remercié, n’a pas non plus mâché ses mots il y a quelques mois.

Jean-Bernard Lévy s’était défendu : comment voulez-vous gérer, mobiliser et préparer une entreprise de la taille d’EDF qui reçoit sans cesse des injonctions totalement contradictoires ? On lui avait en effet demandé de fermer des réacteurs nucléaires, très exactement 20. La fameuse loi votée sous la présidence de François Hollande qui voulait ramener, au nom d’un compromis politicien avec les écologistes élaboré sur un coin de table sans aucune étude ni justification préalable, le nucléaire à 50 % du mix électrique. Et on lui demande ensuite de ne plus fermer de réacteurs, sauf les deux de Fessenheim, et d’en construire d’un nouveau modèle six, voire 14 !

La gauche plurielle puis ensuite Emmanuel Macron portent une lourde responsabilité. Ils ont sciemment et volontairement fait le travail des pays et des intérêts qui voulaient démolir EDF… Ce n’est plus seulement de la responsabilité, mais aussi de la culpabilité. La politique anti-nucléaire a été amorcée par Lionel Jospin, puis amplifiée et systématisée par François Hollande avec Emmanuel Macron. Jusqu’à la soudaine volte-face de ce dernier il y a un peu plus de trois ans.

Il a eu une illumination et a subitement découvert l’atout que représentent le nucléaire et la souveraineté énergétique qu’il assure avec la crise gazière de 2021 et l’invasion de l’Ukraine qui a considérablement amplifiée la crise énergétique. Si on ajoute une autre crise née des problèmes de maintenance du parc nucléaire français avec le phénomène de corrosion sous contrainte de canalisations essentielles, on a pu mesurer les conséquences désastreuses des politiques énergétiques menées depuis le début du siècle et de leur corollaire, l’affaiblissement continu d’EDF. On a démoli notre politique énergétique et on s’en est rendu compte au moment où on en avait le plus besoin.

T&E – Il a fallu la crise énergétique pour mesurer l’affaiblissement réel d’EDF ?

F.B. – Les aveugles qui nous dirigent ont eu besoin de cela pour comprendre que l’énergie est la quintessence de l’activité économique et de la souveraineté. La produire en abondance et à des prix acceptables est une nécessité pour assurer la prospérité et l’indépendance d’un pays. C’est pourtant une évidence qu’un enfant de dix ans comprend. On a une mémoire incroyablement courte. On a oublié ce qu’on savait avant le choc pétrolier et que le choc pétrolier nous avait rappelé brutalement. À tel point que même le monde universitaire a négligé ces questions, contrairement à beaucoup d’autres pays. L’économie de l’énergie, la géopolitique de l’énergie n’intéressaient personne.

Il y a eu une rupture générationnelle. Nous étions les enfants gâtés et insouciants d’un système électrique performant, produisant en abondance et pas cher, qu’on a totalement négligé et même sacrifié. En menant des politiques qui ont cassé cet outil et qui se sont traduites par un désinvestissement majeur dans les ressources humaines, l’ingénierie, la recherche. Il suffit de voir comment nous avons littéralement cassé la technologie des réacteurs à neutrons rapides, capables de surgénération et d’incinérer une partie des déchets. Lionel Jospin l’a fait en fermant Superphénix et Emmanuel Macron a terminé le travail en abandonnant Astrid.

Le même Emmanuel Macron qui s’est converti au nucléaire n’a pas renoncé au en même temps qui, dans le domaine énergétique, est catastrophique. Car il soutient la relance du nucléaire et le développement des renouvelables intermittents qui bénéficient d’une priorité sur les réseaux. Cela revient à abîmer techniquement et financièrement l’outil nucléaire. EDF est contraint d’effacer son électricité d’origine nucléaire quand il y a trop d’électricité d’origine éolienne et solaire. Cette logique est très claire dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie version 3, qui est d’ailleurs violemment contestée (lire page 62).

T&E – La teneur de cette PPE3 montre que la bataille pour retrouver une politique énergétique cohérente et efficace et pour redresser EDF est loin d’être gagnée.

F.B. – Sur le fond des choses, nous avons délaissé la pensée scientifique et technique au profit de choix politiques, politiciens et idéologiques. Il n’y a plus de polytechniciens dans les ministères. J’en veux pour preuve le rapport de l’Académie des sciences qui a démoli la dernière PPE et a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Il y est écrit que d’une page à l’autre, les chiffres de consommation d’électricité ne sont même pas cohérents…

Il faut bien mesurer que toute la gouvernance énergétique française, RTE, l’Ademe, la DGEC, la CRE, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives… ont été ou sont encore des promoteurs des renouvelables intermittents. Il y a des adversaires du nucléaire et de la stratégie énergétique française historique au cœur même du pouvoir énergétique.

Nous sommes arrivés aujourd’hui à un moment clé. Il est minuit moins cinq. Il faut absolument qu’il y ait une modification majeure de la politique énergétique française. Il faut qu’on ait pour priorité de renforcer nos atouts et notre champion qu’est EDF. Et pour cela, il faut que le président de la République ou le Premier ministre crée un comité d’experts, de vrais experts scientifiques et techniques, indépendants, pour reconstruire enfin notre politique énergétique sur les faits et les réalités, pas sur des fantasmes écologistes, des légendes urbaines et les dernières idées à la mode.

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