Transitions & Energies

Pourquoi la transition énergétique ne peut être que chaotique


La transition a en fait à peine commencé et se heurte déjà à de nombreux obstacles techniques, économiques et politiques. Au lieu de reconnaître les difficultés à venir et d’y préparer les opinions et les économies, l’échelle et l’impact des transformations à mener sont en permanence minimisés par les gouvernements et les militants. La réalité, c’est que l’an dernier 82% de l’énergie consommée dans le monde était encore d’origine fossile… Par Éric Leser. Article paru dans le N°18 du magazine Transitions & Energies.

Contrairement à ce qui est annoncé depuis des années, la transition énergétique ne sera pas un long fleuve tranquille. Elle ne peut pas l’être… par nature. La hausse des prix de l’énergie depuis deux ans en apporte une illustration immédiate même si elle a évidemment aussi d’autres origines à commencer par l’invasion de l’Ukraine. Elle a en tout cas rappelé que la transition n’est pas sans contradictions flagrantes avec la facilité d’accès à tous à l’énergie, avec sa production en abondance à des prix socialement et économiquement acceptables et avec la sécurité d’approvisionnement.

Le problème est toujours le même, éludé par les politiques, les institutions, les militants, les donneurs de leçons, les médias…, mesurer l’ampleur de la transformation à réaliser en quelques décennies et ce que cela implique. Une transition à une telle échelle consiste à remplacer des technologies, des équipements, des filières industrielles construites pas à pas depuis plus d’un siècle par d’autres moins efficaces et mâtures. Cela revient sur le strict plan économique à détruire du capital et à lui en substituer un autre dont la rentabilité sera moindre. Pour preuve, sans taxes et pénalités d’un côté et sans subventions et aides publiques massives de l’autre, le développement de la plupart des technologies bas-carbone est impossible.

Des investissements gigantesques

Et il faut également parvenir à mobiliser des investissements gigantesques pendant des décennies. L’an dernier, les sommes investies dans la transition énergétique ont atteint le niveau record de 1 100 milliards de dollars, dépassant pour la première fois les investissements dans les énergies fossiles selon Bloomberg New Energy Finance. Depuis 2004, les financements de la transition ont atteint 6 700 milliards. Il a fallu huit ans, de 2004 à 2011, pour atteindre le premier trillion (1 000 milliards), moins de deux ans pour le deuxième, et moins d’un an pour le troisième. C’est rapide… et très insuffisant. « Il faudrait tripler ce montant immédiatement pour atteindre la neutralité carbone en 2050 », affirme Bloomberg en s’appuyant sur des estimations de l’Agence internationale de l’énergie.

Rien que pour la France, les besoins d’investissements publics et privés nécessaires d’ici 2030 oscillent entre 22 milliards d’euros par an, selon les calculs de l’Institute for Climate Economics, et 100 milliards par an selon l’estimation de l’Ademe et du Commissariat général au développement durable. « Les investissements nécessaires au niveau mondial dans la transition énergétique vont représenter 4,2 % du PIB mondial d’ici 2050 », prévient Patrick Artus, chef économiste de Natixis, en citant des travaux récents comme le rapport « Global energy transformation : a roadmap to 2050 » de l’Agence internationale des énergies renouvelables. Cela représente 4 240 milliards de dollars par an !

Un appauvrissement pour la bonne cause

Par définition, cet argent s’il est mobilisé même partiellement ne sera pas utilisé ailleurs. Les chamboulements de la transition énergétique n’épargneront ni l’emploi, ni le pouvoir d’achat. Ils entraîneront « la dévalorisation brutale d’équipements, de capital intangible et de capital humain », prévient France Stratégie, l’organe de recherche rattaché en France au cabinet du Premier ministre. « Une part de l’investissement qui allait à l’extension des capacités de production ou à l’amélioration de la productivité du travail va devoir être consacrée à la recherche de l’efficacité énergétique, à la substitution d’énergies renouvelables à des énergies fossiles, ou au remplacement du capital prématurément déclassé. Toutes choses égales par ailleurs, l’impact sur le PIB potentiel ne pourra être que négatif. »

C’est donc un appauvrissement. Pour la bonne cause certes, mais un appauvrissement. Et il est aujourd’hui impossible d’en mesurer l’ampleur réelle. Car la transition a à peine commencé et encore seulement dans les pays industrialisés. Les énergies fossiles représentaient l’an dernier 82% de la consommation mondiale d’énergie primaire et celle de pétrole et de charbon va atteindre cette année de nouveaux sommets historiques.

Jusqu’à aujourd’hui, l’humanité n’a connu qu’une seule transition d’une ampleur vaguement comparable, le passage à partir du xviiie siècle du bois, de la biomasse et de l’énergie animale aux carburants fossiles (charbon, pétrole, gaz). Elle a pris plus d’un siècle et n’a pas été imposée en urgence par les gouvernements et institutions internationales à une humanité comptant 8 milliards de personnes et à une civilisation postindustrielle…

La consommation d’énergie va continuer à augmenter dans les prochaines décennies

La transition actuelle a aussi ceci de particulier qu’il s’agit en un quart de siècle de réduire les émissions de gaz à effet de serre tandis que la consommation d’énergie dans le monde va continuer à augmenter. Un processus qui s’apparente à la célèbre boutade sur la découverte fortuite de l’Amérique par Christophe Colomb. Quand il est parti, il ne savait pas où il allait. Quand il est arrivé, il ne savait pas où il se trouvait. Et il a fait tout cela avec l’argent des autres…

Plus sérieusement, une étude réalisée récemment par l’International Energy Forum baptisée « Shaping a Living Roadmap for Energy Transition » (Dessiner une feuille de route évolutive pour la transition énergétique) montre comment la transition sera chaotique, marquée par des progrès rapides dans certains domaines et certaines régions et d’autres bien plus lents. « Se concentrer sur une voie unique pour atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050 pourrait compromettre la réalisation d’autres objectifs de développement durable, limiter le financement de projets énergétiques essentiels et mettre en péril le soutien public nécessaire aux politiques climatiques », souligne le rapport.

Pays en développement et investissements dans les énergies fossiles

 Il y a notamment deux questions clés. La première concerne la façon dont la transition sera menée par les pays en développement. Le destin de la transition n’est pas entre les mains des pays riches et encore moins de l’Europe. Il dépend notamment de ce que feront la Chine, l’Inde et à terme l’Afrique. La seconde est celle du niveau d’investissement toujours nécessaire dans les énergies fossiles. Détruire l’ancienne économie avant d’avoir construit la nouvelle ne mène nulle part.

Comme le fait remarquer, l’International Energy Forum, les pays en développement ont d’autres priorités. « Selon leur accès aux ressources énergétiques locales et importées, leurs besoins de financement et leur situation géographique, bon nombre d’entre eux doivent utiliser les hydrocarbures pour améliorer leur niveau de vie avant que la trajectoire de leurs émissions ne change. »

Par ailleurs, les interdictions de financement de nouvelles productions d’énergies fossiles posent de sérieux problèmes. « Elles augmentent le coût de l’énergie, entravent la croissance économique et menacent de saper le soutien du public à la transition alors que des sources d’énergie alternatives compétitives ne sont pas encore disponibles. »

Une opinion de plus en plus défiante

Dans les pays développés, la difficulté grandissante est celle de la gestion de la dimension politique et sociale de la transition. Dans une période marquée par la défiance grandissante envers les autorités de toutes sortes – politiques, morales, scientifiques, techniques… –, on ne peut pas dire que la façon dont est menée la transition énergétique jusqu’à aujourd’hui a contribué à rétablir la confiance. Au contraire.

Elle a consisté, pêle-mêle, à multiplier les annonces et les promesses de stratégies irréalistes, incohérentes et inefficaces de transition. À ne pas en faire la pédagogie et reconnaître à la fois ses coûts et ses inconvénients. À multiplier les contraintes en termes de mobilité et de logements pour les classes moyennes et populaires. À en faire une question morale au lieu de s’en tenir à sa dimension technique et économique. À faire miroiter des chimères comme la croissance économique verte ou la réindustrialisation par la transition énergétique. À imposer des choix technologiques contestables et peu efficaces sous la pression de lobbys idéologiques comme économiques.

Une communication de propagande moralisante, incessante et contre productive

Sans surprise, une partie grandissante de l’opinion est de plus en plus défavorable à la transition énergétique. Elle ne conteste pas, en Europe en tout cas, la réalité de la menace climatique, mais l’efficacité des stratégies de transition et leurs conséquences en termes de coûts de l’énergie, des transports, des logements, de l’alimentation… Et tout cela en dépit d’une communication de propagande moralisante, incessante et relayée ad nauseam par les médias qui finit à son tour par être contre-productive.

On a pu et on peut mesurer cette réaction en France, au sens premier du terme, avec le mouvement des Gilets jaunes il y a maintenant près de cinq ans et plus récemment à l’opposition farouche à l’instauration des ZFE (zones à faibles émissions) dans les métropoles, au rejet du passage obligé aux véhicules électriques, à celui des implantations d’éoliennes et de méthaniseurs et à l’incompréhension face au capharnaüm bureaucratique et administratif de la rénovation énergétique des logements.

La transition est en plus devenue le nouveau prétexte de la puissance publique pour élargir encore son envahissement de la sphère individuelle. Comme l’écrivent David Lisnard et Frédéric Masquelier, dans une étude de la Fondapol intitulée « De la transition écologique à l’écologie administrée, une dérive politique »,publiée au printemps dernier : « […] le code de l’environnement est devenu progressivement un des codes les plus lourds, comprenant plusieurs milliers de pages, réparties sur des centaines de chapitres et sous-chapitres. Ce code est passé de cent mille à un million de mots en l’espace de vingt ans, sans compter les mesures d’application que sa mise en œuvre implique. Mais en deçà des lois, l’empire des bureaux se crée aussi son activité en produisant des milliers de règlements et de circulaires techniques, ajoutant des alinéas, des conditions, des critères, des interstices, et en orientant l’application des textes en fonction d’une pensée administrée. »

La naissance du mouvement « greenlash »

Et ce n’est pas une spécificité française. Un peu partout dans le monde se développe ce qui est qualifié aux États-Unis de mouvement « greenlash », la remise en cause de la légitimité des politiques publiques de transition énergétique. Aucun pays n’y échappe.

Aux Pays-Bas, un parti agricole a émergé en réponse au plan de l’ancien gouvernement visant à réduire les émissions et les pollutions de la puissante industrie agro-alimentaire du pays et a obtenu un soutien considérable lors des élections locales. En Allemagne, le parti des Verts, qui fait partie de la coalition au pouvoir et qui est naturellement le plus fervent défenseur de la transition, perd rapidement la faveur des électeurs, tandis que le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne anti-transition gagne en popularité.

À l’automne dernier, les 27 pays de l’Union ont conclu un accord politique visant à mettre un terme à la vente de voitures neuves non électriques d’ici à 2035. Mais au début de l’année, un groupe de pays mené par l’Allemagne a décidé soudain d’en atténuer les règles. Ils ont obtenu une exception de taille pour les véhicules thermiques fonctionnant avec des carburants synthétiques décarbonés (voir page 22).

Même Emmanuel Macron veut une pause

La Pologne a pour sa part été bien plus loin en intentant un procès à l’Union en raison de l’interdiction des véhicules à moteur à combustion interne. Elle considère qu’il s’agit d’une atteinte à la liberté des citoyens.

L’Italie et d’autres pays de l’UE, dont la France, se sont attaqués à la réglementation Euro 7 qui, d’ici 2025, vise à réduire les émissions de gaz d’échappement des véhicules. « Nous avons déjà adopté de nombreuses réglementations environnementales au niveau européen, plus que d’autres pays, a déclaré Emmanuel Macron. Nous devrions maintenant les mettre en œuvre et ne pas apporter de nouveaux changements aux règles, sinon nous allons perdre tous nos acteurs [industriels]. »

Au Royaume-Uni, le Premier ministre Rishi Sunak a scandalisé les écologistes en déclarant que son cabinet délivrerait des centaines de nouvelles licences d’exploitation de pétrole et de gaz en mer du Nord s’il était réélu.

L’explication fondamentale à ses réactions est assez simple. Les gens commencent à mesurer le coût de la transition. Le retournement est très clair en Europe depuis la crise énergétique de l’an dernier. D’ailleurs, devant la menace de pénuries de gaz et d’électricité et l’envolée des prix de l’énergie, les gouvernements ont soudain oublié les promesses et les engagements solennels pour recourir à un véritable sauve-qui-peut, utilisant tous les moyens à leur disposition pour ne pas manquer d’énergie et limiter la hausse de leurs prix. En réactivant en Allemagne, par exemple, où les Verts font partie de la coalition gouvernementale, des dizaines de centrales à charbon et en subventionnant un peu partout la consommation de carburants fossiles… Un pas en avant, deux pas en arrière.

La rédaction