Transitions & Energies
Turbine Arabelle

Nucléaire: à quitte ou double


L’énergie nucléaire est la seule source d’énergie décarbonée permettant aujourd’hui de produire à grande échelle et en permanence de l’électricité. C’est une réalité qui a fini par être admise à l’Élysée comme à la Commission européenne. Mais pour enrayer son déclin et relancer la filière nucléaire française, il faut mobiliser des moyens politiques et financiers considérables. Les demi-mesures, les vagues promesses et des décisions de circonstance ne mèneront nulle part. Article publié dans le numéro 11 de Transitions & Energies.

L’énergie nucléaire est en perte de vitesse à l’échelle planétaire depuis de nombreuses années, à une seule exception, celle de la Chine. L’un des plus grands experts mondiaux de l’énergie, Vaclav Smil, qualifiait le nucléaire d’« échec réussi » (successfull failure). Un succès parce qu’en 2015 cette source d’énergie fournissait un peu moins de 11% de l’électricité mondiale et même 17% au début du siècle avant l’envolée de la consommation électrique chinoise et indienne alimentée au charbon. Elle produit 20 % de l’électricité aux États-Unis, 30% en Corée du Sud et 70% en France.

Le remplaçant du charbon…

C’est pourtant un échec parce qu’il était prévu, dans les années 1970, qu’à la fin du xxe siècle le nucléaire deviendrait l’énergie dominante de la production électrique et supplanterait le charbon. Les raisons de cet échec sont nombreuses. Les faiblesses relatives du modèle de réacteur retenu, à eau pressurisé, choisi pour des raisons économiques plus que techniques. Le coût de plus en plus élevé de construction des réacteurs et les retards chroniques des chantiers. Le problème du stockage à long terme des déchets radioactifs. Les inquiétudes, réelles et fantasmées, sur la sécurité des installations et la perception publique de risques intolérables après les accidents de Three Mile Island (1979) et Fukushima (2011) et la catastrophe de Tchernobyl (1986).

Après Tchernobyl, la construction de centrales s’est quasiment arrêtée, sauf en Chine, et après Fukushima de nombreux pays ont décidé tout simplement de renoncer à cette énergie comme le Japon, évidemment, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, l’Espagne… Les États-Unis ont cessé de construire, au compte-gouttes, des centrales et la France n’a lancé la construction d’un réacteur de nouvelle génération (EPR) qu’en 2007. Il n’est toujours pas en service et son chantier a accumulé un nombre effarant de retards et de malfaçons.

Et soudain… en l’espace de quelques mois, les atouts de cette technologie sont devenus indispensables à la transition. Ce que répètent d’ailleurs depuis des années l’Agence inter- nationale de l’énergie et même le GIEC. Cette énergie a même eu droit à une présence à la COP26, inimaginable il y a encore quelques années. Car l’opposition à l’énergie nucléaire est le combat originel et fondateur de l’écologie politique depuis les années 1970. La lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique sont venus bien plus tard. Voilà pourquoi le mouvement écologiste ne parvient pas à surmonter la contradiction entre la nécessité de décarboner l’énergie et son rejet viscéral du nucléaire, la source d’énergie la moins carbonée de toutes…

De l’électricité abondante, fiable, à des coûts relativement prévisibles

Le nucléaire est même la seule source d’énergie décarbonée capable aujourd’hui de fournir à grande échelle et en permanence de l’électricité. Ce que tout le monde sait pertinemment. Mais les politiques ne voulaient pas en entendre parler de crainte de s’aliéner les opinions publiques et les mouvements écologistes. En France, de fierté nationale technologique et industrielle, la question nucléaire est devenue un tabou. Avant de resurgir soudain il y a quelques semaines dans la campagne présidentielle.

Même la Commission européenne semble finalement admettre que pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et produire de l’électricité sans être soumis aux aléas de la météorologie, le nucléaire peut être utile. Ce n’est pas pour rien si la France est le pays développé qui émet le moins de CO2 par habitant. C’est avant tout parce qu’elle produit 70% de son électricité avec des réacteurs nucléaires.

La stabilité du système électrique

Mais relancer le nucléaire est une décision stratégique majeure. Elle s’étale sur deux décennies et nécessite des centaines de milliards d’euros d’investissements. Elle ne se décide pas sur un coup de tête, par le fait du prince ou parce que les prix de l’énergie flambent, et l’opinion commence à comprendre que les renouvelables ne peuvent pas assurer la stabilité d’un système électrique. Il est nécessaire de répéter sans cesse qu’un réseau électrique doit toujours être en équilibre et la production ajustée en permanence à la demande, faute de quoi il tombe… Pour donner un ordre d’idée, une fiabilité de 99,99% est insuffisante. Elle signifie sur une année un black-out de cinquante-trois minutes.

Cela dit, les oppositions aux nucléaires restent fortes, notamment en Europe. L’Allemagne a fermé à la fin de l’année dernière trois des six réacteurs encore en service en dépit des risques de pénuries et de black-out. Elle fermera les trois derniers cette année. La Belgique a réaffirmé il y a quelques jours son intention de fermer définitivement les sept réacteurs en service en 2025. Elle comptera alors sur ses voisins pour lui fournir l’électricité dont elle a besoin. Dans les institutions européennes, le modèle énergétique privilégié est le modèle allemand du tout renouvelable, même s’il ne fonctionne pas. Ce qui n’a pas empêché la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin de décider d’accélérer et d’amplifier une stratégie qui a échoué.

Quant à la France, qui retrouve soudain une passion pour l’énergie nucléaire, a-t-elle les moyens techniques, économiques, financiers et même politiques de ses ambitions? Elle a d’ores et déjà perdu son avance technologique et ses capacités industrielles inquiètent. Il suffit de constater la succession ahurissante d’erreurs commises lors de la construction de l’unique EPR construit sur son sol à Flamanville. L’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) a fait part publiquement et à plu- sieurs reprises de la perte de compétence de la filière nucléaire française.

Le réacteur construit à Flamanville devrait, si tout se passe bien…, entrer en service en 2024 avec douze années de retard. Son coût total sera de 19 milliards d’euros selon la Cour des comptes (cinq fois le budget initial). Le prototype de la série, le réacteur d’Olkiluoto en Finlande commencé en 2005, a finalement commencé à produire de l’électricité il y a quelques semaines. Il devait le faire initialement en 2009. Même les vitrines de l’EPR français, les deux réacteurs de Taishan en Chine, entrés en service respectivement en décembre 2018 et décembre 2019 dans une centrale qui se situe à 120 kilomètres au sud-ouest de Hong Kong, ont connu des problèmes. Le numéro un est à l’arrêt depuis cet été pour corriger des défauts d’étanchéité.

Une stratégie nucléaire française erratique, illisible et irrationnelle

Mais le principal problème est politique. Ce qui est logique. Après tout, l’énergie nucléaire, c’est l’État. Or, la stratégie nucléaire française est depuis de nombreuses années erratique, illisible et irrationnelle. Elle est marque par l’incapacité des gouvernants à prendre leurs responsabilités et à aborder un sujet qu’ils savent politiquement sensible.

Lionel Jospin a mis fin au projet SuperPhenix et François Hollande a programmé l’arrêt 14 réacteurs pour obtenir les bonnes grâces de leurs alliés écologistes sans mesurer vraiment les conséquences de leurs décisions. Emmanuel Macron ne fait pas exception à la règle. La vente, quand il était ministre de l’Économie, des turbines Arrabelle pour réacteurs nucléaires d’Alstom à l’américain General Electric et l’arrêt des deux réacteurs parfaitement opérationnels et sûrs de Fessenheim apparaissent aujourd’hui comme de grossières erreurs.

Il y a pire. Il a mis fin au programme de recherche sur les réacteurs à neutrons rapides de quatrième génération baptisé Astrid dans des conditions très contestables. Il l’a fait en catimini au mois d’août 2019 et comme le financement du projet était inscrit dans une loi votée par le Parlement, le président a contourné l’obstacle institutionnel en suspendant jusqu’à la fin du xxIe siècle… le programme. Il s’est refusé pendant quatre ans à prendre la moindre décision pour assurer le renouvellement indispensable du parc nucléaire. Et pourtant, le vieillissement d’un grand nombre de réacteurs ne laisse pas vraiment le choix. En tout, 52 des 56 réacteurs en service ont été construits dans les années 1970-1980. Tous arriveront en fin de vie d’ici 2040.

Un sursaut opportuniste et totalement insuffisant

En campagne électorale, le président a fini par annoncer la construction à un horizon qui n’est pas fixé… de six nouveaux réacteurs. Il tente aussi aujourd’hui de faire reprendre les turbines Arrabelle par EDF pour effacer sa faute. Les deux réacteurs de Fessenheim seraient bien utiles pour éviter des pénuries d’électricité et si la France a renoncé au réacteur de quatrième génération, ce n’est le cas ni de la Russie, ni de la Chine, ni des États-Unis…

Les volte-face, les décisions prises pour des raisons de tactique politiciennes sont une calamité dans le domaine de l’énergie et plus encore dans celui du nucléaire du fait des échelles de temps nécessaires pour construire les équipements et de leur durée de vie. Les stratégies décidées aujourd’hui auront un impact sur la vie du pays et sur sa capacité à maîtriser son destin énergétique qui vont largement au-delà du demi- siècle. Un réacteur EPR a une durée de construction de dix ans et une durée de vie de quatre-vingt ans.

Difficile de comprendre les virages à 180 degrés, sauf à se pencher sur les variations de l’opinion publique face à l’énergie nucléaire et sur les réactions de la même opinion face à l’envolée soudaine des prix de l’énergie. À en croire les sondages, les Français sont aujourd’hui très majoritairement favorables à une technologie qui permet d’avoir une électricité abondante et fiable. Selon une étude d’opinion réalisée en novembre par Omnibus, trois Français sur quatre estiment que le nucléaire doit jouer un rôle dans la transition.

Le déclin ou la renaissance

Mais il faut aussi mesurer l’ampleur des investissements à faire et la nécessité de reconstruire une filière affaibli et de refaire d’EDF un champion national. Il y a aujourd’hui deux destins possibles pour le nucléaire en France. Soit la poursuite d’un déclin qui semblait inéluctable il y a encore quelques mois. Soit redevenir un outil de l’indépendance énergétique du pays et le moyen de produire une électricité abondante sans émettre des gaz à effet de serre sous l’impulsion résolue des pouvoirs publics. L’annonce de la construction… un jour de six nouveaux <réacteurs EPR ne règle aucun problème. Elle n’est pas à la mesure des besoins du pays quel que soit le scénario de transition retenu.

Et pendant ce temps-là, la Russie, qui s’est remise du désastre de Tchernobyl, et surtout la Chine ont fait de l’énergie nucléaire une priorité stratégique. Beijing ne cache plus son ambition de dominer l’industrie nucléaire civile mondiale. Entre 2010 et 2019, la Chine a mis en service 35 réacteurs. La Russie construit ou va construire 23 réacteurs à l’exportation. Même les États-Unis font leur retour. Ils comptaient plus de 100 réacteurs opérationnels en 2012. Depuis, 12 d’entre eux ont été fermés. Et la construction de deux réacteurs qui était lancée en Caroline du Sud a été abandonnée en 2017 laissant une ardoise de 17 milliards de dollars. Aujourd’hui, les États-Unis font le pari de l’innovation avec les réacteurs modulables de petite taille (SMR), la fabrication d’hydrogène dans les centrales nucléaires ou les réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides.

L’énergie nucléaire n’est pas une solution miracle. Il n’y en a pas. Cette source d’énergie comporte de multiples inconvénients. Les questions de sécurité, de traitement des déchets, d’acceptation politique et sociale, d’importances des investissements à réaliser, de temps incompressible pour construire les infrastructures et dans le cas de la France de capacités industrielles. La Cour des comptes le résume bien dans un rapport remis en novembre. Elle souligne les incertitudes «en termes de capacité à construire un nouveau parc de réacteurs dans des délais et à des coûts raisonnables » et ajoute qu’« il n’existe ni décision simple, ni solution à faible coût, ni risque zéro».

Mais si on entend mener la transition avec l’ambition réelle de la réaliser et de substituer d’autres sources d’énergie, avant tout l’électricité décarbonée, aux carburants fossiles, cela ne se fera pas sans le nucléaire. Et cela ne se fera pas avec des demi-mesures, des stratégies floues, des investissements réduits et des décisions de circonstance.

La rédaction