À partir de l’idée impérative de tout faire pour limiter le réchauffement climatique à +1,5 °C et « éviter la catastrophe », un dogme s’est établi autour de l’objectif de neutralité carbone en 2050, le désormais célèbre Zéro Émissions Net, d’où a découlé le corollaire de l’urgence de sortie des combustibles fossiles.
Pour avoir une très forte baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2050, il faudrait dès à présent réduire les quantités de combustibles fossiles mises en œuvre, car il n’y aurait aucune marge de manœuvre pour ne pas dépasser un budget carbone de 400 gigatonnes (Gt) de CO2 cumulées. Selon le rapport Net Zero Emissions in 2050 (NZE) publié en avril 2021 par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui est devenu la référence incontournable, il faudrait une réduction très rapide de la consommation de combustibles fossiles de 25 % d’ici à 2030 et de 80 % d’ici 2050 pour tenir ce budget carbone. Il faudrait aussi que les demandes de pétrole, de gaz naturel et de charbon atteignent leur pic autour de 2030 pour ensuite décroître vite, date désormais très emblématique sur laquelle l’AIE ne cesse d’insister depuis 2021 dans ses rapport annuels, les World Energy Outlook. Pourtant, en dehors de la profession pétrolière, toutes les analyses des grands cabinets spécialisés (Ernst & Young, Rystad Energy, McKinsey, Wood Mackenzy, etc.) réfutent cette vision.
Prospective ou feuille de route impérative ?
S’étant auto-investie du rôle de prescripteur en chef dans l’arène internationale, l’AIE a réitéré lors de la Conférence des parties (la COP 28) de Dubaï fin 2023 qu’il faut dès maintenant ne plus investir en production de pétrole, de gaz et de charbon, et même mettre en sommeil une partie des exploitations actuelles. À sa suite, les experts activistes du climat et les médias ont transformé les résultats du scénario NZE en une feuille de route impérative, alors qu’il ne s’agit que d’un exercice de prospective normative dont la nature fait l’objet d’une très large incompréhension.
Celle-ci est en fait largement due à la manipulation qu’en a fait l’AIE, car elle n’a jamais fait les mises au point nécessaires pour que ne soient pas confondus le faisable et le souhaitable. Dans ce type d’exercice de prospective dite normative, en effet, on part de l’objectif à atteindre et on remonte toutes les étapes nécessaires pour y arriver en jouant de toutes les possibilités techniques, même les moins faisables économiquement, socialement et politiquement, que ce soit dans les pays développés ou ceux du Sud, et sans se préoccuper de leurs pertinences.
Un scénario intenable
Commençons par rappeler les caractéristiques du scénario NZE. Il repose sur des hypothèses de croissance significative entre 2022 et 2050 au niveau mondial (2,6 % en moyenne) et de certaines régions du sud (4,9 % pour l’Inde, 4 % pour l’Afrique), ce qui oblige à imaginer une stratégie de rupture rapide pour garantir une réduction accélérée de la demande de fossiles, malgré les besoins des économies émergentes et des pays en développement en forte croissance. Cela pousse à raisonner hors-sol dans un monde virtuel.
Il faut supposer des évolutions radicales des technologies, des systèmes sociotechniques et de multiples actions sur toutes les infrastructures (électricité, logements, transports, urbanisme, etc.), notamment dans les économies émergentes et les pays en développement, pour arriver en vingt-cinq ans à des réductions radicales de demande des fossiles.
On citera deux exemples caractéristiques. Sur la mobilité routière, l’AIE pose l’hypothèse qu’il n’y a plus de ventes de véhicules thermiques sur le plan mondial à partir de 2035, même dans les pays du Sud. Sur les transports routiers, elle suppose un passage rapide à l’électrique et à l’hydrogène (piles à combustible) avec l’arrêt des ventes de véhicules thermiques en 2040 dans les pays de l’OCDE et en Chine et en 2045 partout ailleurs.
Dans le domaine des industries productrices de matériaux de base (sidérurgie, ciment, plastique, engrais), l’AIE suppose pour tous une conversion rapide des procédés aux alternatives non fossiles, notamment celles à base d’hydrogène vert. Mais les nouvelles technologies ne sont pas aujourd’hui disponibles pour les remplacer à grande échelle, si elles le sont un jour de façon compétitive. Dans le cas de la sidérurgie qui émet 3 Gt de CO2 pour produire près de 2 000 millions de tonnes en 2023, 44 % des capacités reposeront en 2050 sur le procédé de réduction par l’hydrogène, 14 % sur l’électrolyse du minerai de fer, c’est-à-dire deux procédés qui ne sont même pas à l’état de démonstrateurs. Le reste devra être intégralement équipé de captage et de stockage du carbone alors qu’il n’y a aucune aciérie qui en est équipée (ou presque) en 2024 dans le monde.
Les inerties révélées par le scénario réaliste de l’AIE
Pour juger de l’irréalisme des résultats du scénario normatif du NZE, on peut se référer au propre scénario STEPS (State Policies Scenario) de l’AIE défini sur la base des politiques annoncées par les gouvernements. Dans le World Energy Outlook de 2023, ce scénario qui, lui, est ancré dans le réel montre qu’avec les mêmes hypothèses de croissance économique sur 2020-2050, la décroissance très rapide de la demande de fossiles d’ici 2050 dans le scénario NZE est une vue de l’esprit.
Les politiques simulées permettent seulement une stabilisation de la demande de pétrole autour du niveau de 104 mb/j (millions de barils/jour) jusqu’en 2030, puis un très lent déclin vers 95 mb/j en 2050. De même, la demande de gaz naturel ne décroît que très peu pour arriver seulement à 4 000 milliards de m3 en 2050 (contre 4 150 Mds de m3 en 2023). Une des raisons est l’intérêt porté aux centrales à gaz flexibles qui servent à compenser la variabilité des productions des énergies renouvelables qui occuperont une place de plus en plus importante. Seul le charbon peut connaître une décroissance significative avec la fermeture progressive des centrales en fin de vie. Mais la consommation de charbon en 2050 n’en représente pas moins la moitié du niveau de 2023 de 8 milliards de tonnes.
L’importance des variables d’inertie
À la suite de Vaclav Smil (cf. Transitions & Énergies no 22), le grand historien des transitions, pour qui « les transformations rapides du système énergétique mondial sont impossibles. Le modèle historique est un modèle de changements graduels », on doit noter que c’est « au mépris de toute considération technologique réaliste que l’on veut forcer les transitions » dans tous les domaines. C’est le cas de :
- la décarbonation des transports individuels ou ceux de marchandises par l’électrification, les biocarburants ou l’hydrogène,
- du potentiel réel de production de ces biocarburants ou des combustibles de synthèse liés à l’hydrogène vert,
- du développement des différents types de stockage d’électricité, des sources de flexibilité et d’adaptation des réseaux électriques qui sont nécessités par le très large déploiement des renouvelables intermittents dans tous les systèmes électriques ;
- et de la décarbonation dans tous les pays des industries émettrices par des procédés électriques ou recourant à l’hydrogène vert, qui n’existent pratiquement pas actuellement.
Les « variables d’échelle et de complexité », pour reprendre les concepts de Vaclav Smil, jouent un rôle très important en contraignant les possibilités d’évolution de ces grandes industries émettrices, des modes d’urbanisation et de transport ou des consommations de l’ensemble des ménages. Les baisses d’émissions vont dépendre des temps de renouvellement des équipements industriels et des infrastructures lourdes, et des délais de déploiement des nouvelles installations. Les changements d’infrastructures (systèmes de fourniture électrique, réseaux de transport, formes urbaines, bâti) que requièrent les baisses de demandes de produits pétroliers, de gaz naturel et de charbon ne peuvent pas se faire sur des échelles de temps de vingt-cinq ans.
À ces « inerties infrastructurelles », s’ajoutent les contraintes imposées par les délais de l’innovation dans les technologies complexes, qui sont clés pour la décarbonisation, comme le stockage de l’électricité à grande échelle, la production massive d’hydrogène vert, le captage et le stockage du carbone, etc.
Par ailleurs, les consommations considérables de matériaux de base (acier, cuivre, ciment, plastiques, engrais, etc.) qui sont associées à l’activité économique mondiale ne sont pas près de s’infléchir alors que leur production demande beaucoup d’énergies fossiles, tant qu’il n’existe pas de vrais substituts ou des nouveaux procédés peu carbonés développables à l’échelle. De plus, le développement souhaité des sources renouvelables intermittentes et de faible densité énergétique réclame beaucoup de matériaux très énergivores (cuivre, ciment, acier, etc.), ce que l’AIE ne prend pas vraiment en compte dans son estimation des besoins des industries concernées.
On notera aussi que la rigidité du lien entre le développement économique mondial et la croissance de la demande d’hydrocarbures est liée à la vigueur des besoins d’énergie des pays en voie d’industrialisation au fur et à mesure de leur développement industriel et de la croissance de leurs classes moyennes. Celles-ci achètent des voitures qui s’avèrent indispensables dans les villes du Sud pour leur besoin de mobilité en raison du manque d’infrastructures de transports collectifs et de l’étalement urbain. Elles aspirent aussi à des logements confortables et s’équipent d’électroménager et de climatiseurs en suivant les modes de vie occidentaux. L’infléchissement souhaitable de la trajectoire de demande d’hydrocarbures se jouera d’abord dans ces pays, en développant ces infrastructures bas-carbone à condition de trouver les capitaux nécessaires pour les financer.
La fiction d’une gouvernance très forte
Tout repose sur la fiction d’une gouvernance agissante au niveau national comme au niveau mondial où les actions des gouvernements nationaux seraient étroitement coordonnées. Par-delà l’ignorance de la faisabilité technico-économique des changements simulés dans les scénarios normatifs de l’AIE, on oublie qu’il faut poser des hypothèses fortes sur les conditions institutionnelles qui sont derrière les politiques et les mesures qui doivent être prises pour orienter la trajectoire de la transition et accélérer celle-ci. L’AIE en dresse toujours une longue liste en annexe de ses World Energy Outlook annuels.
Dans les modèles sur lesquels sont basés ces scénarios, on met en scène l’omnipotence du politique et de ses moyens d’action. On déplace, combine, modifie les courbes sur des graphiques colorés, oubliant que les courbes ne sont rien d’autres que la résultante de myriades d’actions et de comportements, d’interactions entre intérêts économiques et/ou entre stratégies politiques pour dépasser les inerties infrastructurelles. On suppose que les décideurs politiques par leur seule volonté peuvent réorganiser par le haut le paradigme thermo-fossile, qu’ils peuvent modifier les préférences de centaines de millions de consommateurs pour changer leurs habitudes, qu’ils peuvent les orienter vers des biens d’équipement qui n’ont pas leurs préférences actuellement (comme les véhicules électriques ou les pompes à chaleur par exemple), qu’ils disposent de ressources budgétaires suffisantes pour subventionner les biens en question, les investissements de rénovation énergétique, etc.
Dit autrement, on postule, dans ces modèles et ces scénarios, l’existence d’un régulateur mondial et de régulateurs nationaux qui disposeraient tous d’un joystick tout-puissant qui leur permet de manœuvrer les ressources, le choix des agents, les infrastructures à mettre en place, les innovations à développer. On le voit dans les termes de plan, de contrôle, de cible, de calendrier, de paquet de mesures, de feuille de route, très souvent employés dans les énoncés des politiques volontaristes planifiant de tels changements, comme ceux de la Commission européenne. Les gouvernements provoquent les changements nécessaires d’un côté par des instruments de marché (tarification du carbone [taxe, système de quotas échangeables], incitations [subventions et autres] et, de l’autre, par des mesures dirigistes [règlementation, standards, objectifs contraignants de parts de marché, interdiction, etc.]). Si les instruments de marché n’ont pas une efficacité suffisante, la main ferme du régulateur est capable d’infléchir l’évolution de l’économie et de la société par les règlementations qu’il décide en toute bienveillance.
Le coût de l’irréalisme
L’urgence climatique n’est pas un alibi pour prôner n’importe quelle solution dans la précipitation. Or c’est ce qui arrive avec des décisions de politiques justifiées par les enseignements que l’on croit pouvoir tirer du scénario normatif NZE qui ignore la faisabilité technico-économique des changements qu’il simule. Quand l’AIE focalise l’attention des médias, des activistes du climat et des gouvernements sur les investissements des entreprises pétro-gazières et des pays producteurs en les dénonçant, elle occulte sciemment le fait que le système de la consommation mondiale d’hydrocarbures ne peut évoluer comme elle l’entendrait si elle pouvait avoir un joystick tout-puissant entre ses mains. Elle nous invite de facto à ignorer que ce n’est pas l’offre qui précède la demande de pétrole, mais la demande qui précède l’offre du fait de son inélasticité-prix à court terme et son inertie de long terme dans un monde en croissance.
La quasi-mise au ban des compagnies pétro-gazières à laquelle on assiste depuis 2021 est improductive, car les coercitions de tous ordres – médiatiques, judiciaires, actionnariales – qu’elle entraîne provoqueront un sous-investissement en exploration-production de leur part. Au bout du compte, elle se traduira fort probablement par des flambées régulières de prix du pétrole au détriment de tous, sauf des États exportateurs qui retrouveront leur pouvoir de marché… et des moyens de pression géopolitiques. C’est loin d’être une bonne nouvelle pour la sécurité énergétique mondiale dont pourtant l’AIE est supposée être la vigie depuis sa création en 1974, et pour la santé de toutes les économies importatrices de pétrole.
Face à la référence aveugle et sans recul aux exercices de prospective normative de l’AIE, Vaclav Smil suggère que « nous devrions plutôt consacrer nos efforts à tracer un avenir réaliste qui tienne compte de nos capacités techniques, de nos approvisionnements en matériaux, de nos possibilités économiques et de nos besoins sociaux, puis concevoir des moyens pratiques pour y parvenir. Nous pouvons toujours nous efforcer de les dépasser, ce qui est un bien meilleur objectif que de nous exposer à des échecs répétés en nous accrochant à des objectifs irréalistes et à des visions impraticables. » Dans le domaine des hydrocarbures en l’occurrence, il faut d’abord avancer sur la réduction de la demande mondiale de pétrole et de gaz qui ne peut se faire qu’avec patience, avant de vouloir faire sortir les acteurs pétro-gaziers de leur métier de producteur. La myopie qui conduit à vouloir détruire l’ancienne économie, celle des fossiles, avant que soit construite la nouvelle, conduit à un non-sens qui risque de s’avérer très coûteux.