Transitions & Energies

L’Europe peut-elle faire renaître de ses cendres une industrie du photovoltaïque?


La création par la Commission européenne en décembre 2022 de l’Alliance européenne de l’industrie du solaire photovoltaïque est un cas d’école. L’Europe sera-t-elle capable de reconstituer une industrie solaire qu’elle a sacrifiée il y a quelques années sur l’autel de la concurrence et d’échapper ainsi à une totale dépendance à ses fournisseurs chinois ? Il est permis d’en douter, faute d’être capable d’avoir la même compétitivité que les industriels chinois. La seule façon de reprendre pied sur le marché serait de conduire une rupture technologique aujourd’hui illusoire. Par Dominique Finon. Article paru dans le numéro 18 du magazine Transitions & Energies.

L’un des grands dangers pour l’Europe de la transition énergétique est de substituer une dépendance à une autre. C’est-à-dire de passer de sa dépendance aux pays producteurs de pétrole et de gaz à une autre envers l’usine du monde chinoise que ce soit pour les batteries, les panneaux photovoltaïques, les éoliennes, les électrolyseurs, les pompes à chaleur, les métaux critiques, les voitures électriques… Et en plus au passage d’y perdre son industrie. Voilà pourquoi la tentative pour reprendre pied dans la fabrication de panneaux solaires est si importante.

Elle est même essentielle, car avec la crise énergétique née de l’agression russe en Ukraine, l’Europe a considérablement rehaussé ses objectifs de développement des énergies renouvelables. Leur part dans le mix énergétique à atteindre en 2030 est passée d’un claquement de doigts de 32 à 42,5 %. Du coup, l’objectif d’installation de solaire photovoltaïque (PV) d’ici 2030 a pratiquement doublé, passant de 320-380 GW en 2018 à 600 GW. Des objectifs qui comme souvent sont presque inatteignables. Mais cela fait longtemps que la Commission européenne fait d’abord de la communication politique.

Le jackpot pour l’industrie chinoise

En tout cas, pour s’en tenir aux nouveaux objectifs, il faut que d’ici 2025 la capacité installée double par rapport à celle de 2021 où elle était de 167 GW. Un incroyable jackpot pour l’industrie chinoise quand on sait que les fabricants européens de panneaux photovoltaïques n’ont fourni en 2022 qu’un seul GW sur les 56 GW qui ont été installés. La quasi-totalité des panneaux (modules) viennent de l’industrie chinoise et de ces associés asiatiques (Vietnam, Cambodge, Thaïlande, etc.).

La Commission européenne a donc lancé en décembre 2022 l’Alliance européenne de l’industrie du solaire photovoltaïque (ESIA en anglais) pour « éviter de remplacer la dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes par de nouvelles dépendances », a expliqué Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur.

L’Alliance est un PIIEC, c’est-à-dire un projet important d’intérêt européen commun. Ce type de dispositif s’est développé depuis 2017 pour faciliter la mise en œuvre de politiques industrielles… après des décennies de rejet d’une telle pratique par les instances européennes. Il permet d’associer divers acteurs (entreprises, labos de recherche, organismes publics…) à des projets industriels et d’innovation, d’accorder aux États membres la possibilité d’octroyer de larges subventions et de faciliter les financements venant de la BEI et de divers programmes européens (NextGenerationEU, fonds Innovation, etc.). L’objectif pour le solaire est d’atteindre une capacité de production annuelle de panneaux de 30 GW d’ici 2025, représentant la moitié de la demande intérieure censée s’établir à 60 GW par an après 2025.

« Il n’y a plus une seconde à perdre »

Cette initiative s’inscrit aussi dans l’objectif d’autonomie stratégique (au moins 40 % de production européenne) énoncé dans le NZIA (Net Zero Industry Act). Il s’agit de la tentative de réponse communautaire à l’Inflation Reduction Act américain (IRA), loi votée en août 2022 qui subventionne massivement les technologies et la production des équipements de la transition énergétique sur le sol américain. « Il n’y a plus une seconde à perdre », reconnaissait déjà Thierry Breton en décembre 2022.

Les États membres les plus motivés ont déjà commencé à travailler sur des projets industriels de plus de 2 GW de fabrication de panneaux qui bénéficieront d’aides nationales et européennes. En Italie, 3Sun, filiale de l’électricien ENEL, envisage de construire une usine produisant 3 GW de panneaux par an en Sicile. Elle utilisera des techniques avancées (hétérojonctions HJT, pérovskite). L’Allemagne a lancé en juin 2023 un appel d’offre pour soutenir rapidement des projets similaires pour atteindre une capacité de production de 10 GW. La France n’est pas en reste. À partir de divers fonds (Innovation, France 2030…), elle devrait soutenir plusieurs projets dont deux d’usines géantes. Il y a celle du consortium Holosolis qui prévoit de construire près de Sarreguemines une usine de 5 GW de panneaux de haute technologie (cellule tandem) pour un investissement de 710 millions d’euros et un démarrage progressif en 2025. Il y a également la start-up Carbon qui veut se doter d’une capacité de production annuelle de 5 GW sur le site de Fos-sur-Mer. Il est plus coûteux que celui de Sarreguemines (1,5 milliard d’euros), car il prévoit sur le même site une production intégrée de toute la chaîne de valeur (poly-silicium, galettes de silicium, cellules, modules/panneaux).

Ces projets « cochent toutes les cases » : soutenabilité, sécurité énergétique, autonomie stratégique, réindustrialisation et emplois. On compte en moyenne 1 300 emplois par GW de capacité de fabrication. Il serait donc a priori déplacé de se demander si le jeu en vaut la chandelle, sauf si on se souvient qu’avant 2010, il existait une industrie européenne très active, capable de fabriquer un tiers des panneaux produits dans le monde. Elle a été rayée de la carte.

L’industrie européenne du solaire a déjà été détruite une fois

L’industrie européenne des panneaux photovoltaïques a été détruite par la concurrence de l’industrie chinoise. Cette dernière bénéficiait à la fois d’une politique massive de subventions publiques (foncier gratuit, crédit gratuit, aides directes) et d’un marché intérieur de grande taille qui lui était réservé. Elle a pu dès l’origine construire des usines à plus de 1 GW, ce que n’osaient pas faire les industriels européens, nord-américains et japonais. En outre, en Europe les règles du marché intérieur empêchaient toutes subventions versées par les États.

Dans une démarche antidumping, la Commission a appliqué en 2013 des droits de douane de 50 % sur les cellules et les panneaux chinois, auxquels la Chine a immédiatement riposté en menaçant de taxer les importations de véhicules et de vins européens. Ces mesures risquaient de toucher directement l’Allemagne au premier chef. Ce qui a conduit au retrait immédiat de cette taxe. Au bout du compte, la part de marché mondial des producteurs européens est passée de 30 % en 2007 à 1 % en 2020. Presque toutes les entreprises européennes du panneaux PV ont fait faillite ou ont été rachetées : Q-Cells, Sunways, Solarwatt. Actuellement, l’Europe représente moins de 1 % de la capacité de production mondiale. Comme le reconnaissait enfin en mars 2023 le ministre allemand Robert Habeck, « l’Allemagne a été plutôt négligente (dans les années 2010) en laissant cette industrie de pointe glisser vers la Chine ».

Treize ans plus tard, la domination et l’avance chinoises se sont accrues. En 2021, la Chine a fabriqué 75 % des modules, 85 % des cellules, 97 % des plaquettes et 79 % du poly-silicium dans le monde, sans parler des productions de ses associés asiatiques. Toutes les entreprises du top 10 mondial sont chinoises. Elles combinent l’intégration verticale depuis les lingots jusqu’aux modules (panneaux) et des productions par des usines de grande, voire de très grande taille (de 3 à 10 GW). Les deux plus grands acteurs chinois disposent de systèmes de production d’une capacité de près de 100 GW. Les projets d’expansion portent actuellement sur 300 GW qui s’ajouteront aux 400 GW existants. La Chine domine aussi totalement le marché des équipements de fabrication, qui était localisé avant 2010 en Europe, aux États-Unis et au Japon. Elle les produit à des coûts trois fois moins élevé qu’aux États-Unis et en Europe. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si un rapport récent de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), baptisé The Solar PV Global Supply Chains, montre que les coûts des producteurs chinois seront toujours au moins 35 % inférieurs à ceux de tout nouveau industriel européen développant des fabrications de qualité dans les meilleures conditions possibles.

Du coup, les doutes sont permis. Y aura-t-il une demande pour les futures productions européennes de panneaux face aux offres chinoises bien moins chères ? Les États membres peuvent-ils atteindre les objectifs annoncés de capacités de production sans appui considérable des finances publiques et sans mesures protectionnistes ? L’Union européenne a-t-elle les moyens institutionnels et politiques de ses ambitions ?

Pas de salut sans une innovation de rupture qui n’existe pas…

En théorie de l’innovation, la stratégie idéale pour qu’un suiveur puisse rivaliser avec les leaders est de tabler sur une innovation de rupture. Les leaders bénéficient d’économies d’échelle assises sur l’ampleur des débouchés gagnés sur un marché qu’ils dominent. Mais il n’existe pas une telle innovation dans le photovoltaïque, seulement des innovations incrémentales…

Les progrès techniques récents permettent d’augmenter l’efficacité d’ensemble du panneau (captation de l’énergie, transformation en électricité, moins de dégradation des performances par la chaleur, etc.) et d’améliorer l’économie des panneaux. Citons la technique HJT (hétérojonction), celle dite TOPcon, et celle des cellules tandem associant silicium et pérovskite qui permet d’atteindre 28-30 % de rendement au lieu de 20 %. Peu de monde évoque les couches minces, en particulier celles au CdTe (cadmium et tellurium) sur lesquelles on tablait il y a quinze ans comme l’allemand QCells sorti du jeu en 2012 et First Solar, le premier américain toujours en place. Cette technologie présente des avantages en termes de fabrication qui compensent le faible rendement des modules de 10 % environ. Si les nouveaux fabricants européens incluent dans leurs projets ces innovations, elles ne sont pas en mesure de donner un avantage décisif par rapport aux Chinois dont certains vont de toute façon incorporer de telles innovations dans les productions de leurs futures usines.

Une stratégie plus pragmatique consisterait à miser sur des marchés de niches. C’est ce que proposait en février 2023, Gérard Creuzet, directeur de l’Institut photovoltaïque de l’Île-de-France qui n’imaginait même pas qu’il faille se lancer dans la mise en place de gigafactories. Il mettait en avant des techniques en devenir pour des marchés niches telles que les panneaux semi-transparents pour l’agrophotovoltaïque, les tuiles solaires adaptées aux caractères locaux, ou des produits spéciaux pour les véhicules électriques.Mais ce n’est pas en empruntant cette voie qu’on satisfera les grandes ambitions européennes.

Le protectionnisme est-il une option?

Les pays qui tentent de développer une industrie du photovoltaïque, comme l’Inde, la Turquie et bien sûr les États-Unis, n’ont aucun scrupule à subventionner de façon très significative les investissements dans de grandes usines et dans le même temps à mettre en place des barrières protectionnistes importantes avec des taxes d’importation élevées de 40 ou 50 % et/ou des clauses de contenu local.

Les États-Unis emploient toute une palette d’instruments depuis l’Inflation Reduction Act. Il prévoit un soutien direct à l’investissement en production manufacturière de solaire PV de 12 à 20 cents par watt, ce qui revient à une subvention de 600 millions à 1 milliard de dollars pour une usine de 5 GW, qui couvre une grande partie du coût d’investissement. L’effet de cette mesure a été immédiat, puisque plus de 30 GW de nouvelles capacités de production de panneaux ont été annoncés depuis l’adoption de l’IRA. Cette loi comprend aussi des instruments protectionnistes. Elle offre un crédit d’impôt supplémentaire aux producteurs et aux investisseurs qui installent des panneaux produits aux États-Unis. Ceux-ci prévoient d’appliquer par ailleurs des droits d’importation sur les plaquettes (wafers), les cellules et les modules fabriqués en Chine et dans les autres pays asiatiques.

L’Europe n’est pas les États-Unis même en matière de subventions

Le problème dans l’Union européenne est que l’octroi de subventions et l’attribution d’aides par les États sont fortement contraints. Le fonds Innovation de l’UE, censé allouer 25 milliards d’euros d’ici 2030 aux projets bas-carbone, impose que ceux-ci soient des projets innovants. Ce qui n’est pas vraiment adapté pour stimuler l’expansion d’une industrie relativement mature comme l’est celle du solaire PV.

Certes, les projets de l’Alliance européenne de l’industrie du solaire qualifiés de PIIEC bénéficient de marges laissées aux États membres pour subventionner des projets de grandes usines, comme vont le faire l’Allemagne, la France et l’Italie. Mais ces attributions restent soumises à l’exigence d’inclure de l’innovation, sans parler des contrôles tâtillons de Bruxelles, source de délais et d’incertitudes pour l’attribution des subventions. Les technocraties et bureaucraties ne renoncent pas à leur raison d’être. La mobilisation de financements publics s’annonce laborieuse et pas à la hauteur des besoins d’appui. Un projet vedette tel que celui de 3Sun d’Enel en Sicile va recevoir 118 millions d’euros de subventions… Cela ne couvre que 20 % du besoin total d’investissement.

Le protectionnisme contraire aux traités

L’Union ne dispose pas non plus d’instruments efficaces pour protéger les industries naissantes ou renaissantes. Elle ne peut pas ou ne veut pas s’en doter, car ils seraient contraires à l’esprit des traités. Une taxe sur les importations de Chine et de pays asiatiques serait totalement contraire à la doxa européenne du libre-échange. Il n’est utilisé que de façon exceptionnelle en cas de dumping qui doit être prouvé. Il faudrait démontrer que les prix offerts par les fabricants chinois sont inférieurs à leurs coûts de revient, ce qui semble presque impossible. On peut craindre également des mesures de rétorsion de la Chine sur des produits européens, après l’exemple de 2013. La fixation d’une norme de contenu local « à l’américaine », qui conduirait à ne subventionner que les installations respectant cette norme, n’a pas non plus les faveurs des instances européennes.

Il reste un outil qui s’inscrirait bien dans les principes vertueux européens, à savoir l’imposition d’une norme de qualité environnementale, de durabilité et de recyclabilité. Les industriels de l’Alliance insistent auprès de Bruxelles pour que « les avantages de l’industrie européenne du PV en termes de durabilité se traduisent par un avantage sur le marché ». Deux types de mise en œuvre peuvent s’envisager : la coercition avec l’interdiction d’importation de panneaux non labelisés, mais surtout l’augmentation des subventions offertes aux utilisateurs de panneaux labellisés, forcément plus coûteux que ceux importés de concurrents qui ne sont pas soumis à de telles normes.

Cela dit, une telle politique se traduira par une hausse très significative du prix des panneaux installés dans l’Union européenne. Elle risque de faire regretter l’époque où les offres chinoises de technologies bas-carbone facilitaient la transition.

La fin tardive de l’angélisme

L’Europe semble enfin sortie de son angélisme en matière de libre-échange et de politique industrielle. Mais rien ne garantit l’efficacité des mesures prises pour soutenir et protéger l’industrie renaissante des panneaux photovoltaïques. L’obtention de subventions à l’investissement est lente et n’est pas forcément à la hauteur des besoins. Et elles ne permettront pas, très vraisemblablement, de compenser l’écart de compétitivité avec l’industrie chinoise.

On peut légitimement se demander si chercher coûte que coûte à reconstituer une industrie du solaire PV se justifie vraiment. Qu’on le veuille ou pas, les produits chinois resteront bien moins chers et avec un score environnemental qui n’est pas si défavorable que ce que l’on se plaît à penser. Se contenter dans un premier temps d’encourager le développement d’usines de taille modeste pour des produits visant des marchés de niches permettrait de créer des activités viables et d’éviter un échec cinglant et coûteux, de dilapider l’argent public et de discréditer un peu plus les initiatives européennes.

La rédaction