Vaclav Smil est sans doute l’universitaire le plus influent sur les grandes questions relatives à l’énergie. Depuis son bureau dans sa maison toute proche de l’université du Manitoba à Winnipeg au Canada, ce professeur de 78 ans a écrit des dizaines de livres qui ont changé la compréhension des problématiques planétaires de l’énergie. Vaclav Smil a abordé des sujets extrêmement variés allant des problèmes d’environnement de la Chine, à la modification des habitudes alimentaires au Japon en passant par l’histoire de l’énergie et des civilisations, celle des transitions énergétiques et la question majeure de la croissance sans limites dans un monde fini.
Il fait partie de cette espèce en voie de disparition des universitaires et scientifiques ayant une approche générale des problèmes et ne se limitant pas à un domaine étroit d’expertise. Il a même été surnommé le «penseur» de l’énergie. «Je suis juste un scientifique essayant d’expliquer comment le monde fonctionne réellement», explique-t-il. Il amène un peu de réalisme scientifique dans le flot quotidien de prévisions et d’études douteuses, d’incantations faciles et de solutions miracles qui font le brouhaha quotidien de la transition énergétique vue par les médias, les militants, les idéologues et les lobbys de tous poils.
Comment le monde fonctionne réellement
Certains de ses livres ont marqué des générations de scientifiques, dirigeants et investisseurs. L’un des fans les plus convaincus de Vaclav Smil est Bill Gates, le cofondateur de Microsoft. Il explique «attendre la sortie du nouveau livre de Smil comme certaines personnes attendent le prochain film de La Guerre des étoiles». Mais aucun des ouvrages de Vaclav Smil n’est traduit en français…
Son dernier livre, How the World really Works (Comment le monde fonctionne réellement), publié il y a quelques semaines, est un tour de force. Il a fait un effort exceptionnel de pédagogie et de synthèse pour transmettre le savoir acquis depuis cinquante ans. «Ce livre est le produit du travail de ma vie et écrit pour le profane. C’est une continuation de ma quête de longue date pour comprendre les réalités fondamentales de la biosphère, de l’histoire et du monde que nous avons créé», écrit-il dans l’introduction.
Vaclav Smil veut corriger deux écoles de pensée qu’il juge dangereuses. La première est celle des militants et des écologistes catastrophistes, des ONG et autres organisations qui ont fait de la fin du monde un fonds de commerce et des organisations internationales gonflées de leur importance. Les uns et les autres fixent des objectifs de décarbonisation toujours plus ambitieux et toujours plus irréalistes sans avoir la moindre appréciation sérieuse de la dépendance mondiale aux énergies fossiles. Les objectifs arbitraires à long terme à atteindre au cours des années qui se terminent par 5 ou 0 sont sa bête noire.
«Les armées d’experts instantanés»
Vaclav Smil n’est pas tendre avec les «informations des médias de masse», la «foule des nouvelles technologies», les «armées d’experts instantanés» et ceux qui font des déclarations comme: «Chantons tous simplement à partir de ces cantiques verts, laissez-nous suivre des prescriptions entièrement renouvelables et un nouveau nirvana mondial arrivera…»
L’énergie fossile, rappelle-t-il, reste la base plus ou moins cachée non seulement des transports mais aussi de l’industrie lourde, de la construction et de l’agriculture. Nous sommes esclaves des combustibles fossiles. La transition mondiale que nous venons à peine, inégalement, de commencer prendra des décennies voire des siècles. Peu importe les merveilles éphémères de la technologie numérique: nos vies sont faites de ciment, d’acier, de plastique et d’ammoniac. Nous en produisons respectivement par an: 4,5 milliards de tonnes, 1,8 milliard de tonnes, 370 millions de tonnes et 150 millions de tonnes.
La célèbre bouteille de soda ou d’eau minérale destinée à polluer l’océan n’est que la partie émergée de l’iceberg plastique. Les matériaux synthétiques moulés rendent tout possible, des véhicules légers aux pipelines en passant par les équipements médicaux. De même, l’ammoniac est le « gaz qui alimente le monde». Le procédé Haber-Bosch qui fixe l’azote réactif et permet la synthèse d’engrais est, selon M. Smil, «peut-être l’avancée technique la plus importante de l’histoire». L’acier est le squelette de nos constructions et de nos réseaux de transport, aussi irremplaçable pour les structures modernes que les os le sont pour le corps. Et le béton, «le matériau le plus massivement déployé de la civilisation moderne», est, au sens littéral, le fondement de nos civilisations. Le ciment est tout simplement le matériau le plus utilisé sur cette terre après l’eau… En quelques pages époustouflantes, M. Smil nous montre la quantité d’équivalent diesel qui entre dans chaque poulet, miche de pain et tomate que nous mangeons.
L’autre repoussoir pour Vaclav Smil est un techno-optimisme à bout de souffle. La promesse absurde que la fusion nucléaire, des centrales solaires en orbite, l’intelligence artificielle ou terraformer Mars pour nous y réfugier peuvent nous sauver des défis civilisationnels.
Ignorer le problème pendant des décennies
Le cœur du livre tourne évidemment autour du flux d’énergie et de matériaux qui fait vivre nos sociétés, et les défis environnementaux de taille qui en découlent. Nous consommons 10 milliards de tonnes de carburants fossiles par an. Leur utilisation a été multipliée par 60 au xixe siècle et par 16 au xxe siècle. Un habitant de la terre a aujourd’hui en moyenne 700 fois plus d’énergie à sa disposition que son ancêtre en 1800. Cela correspond à six barils ou 800 litres de pétrole par an et par personne. Transformé en énergie purement physique, c’est comme si 60 personnes adultes travaillaient en permanence jour et nuit sans s’arrêter pendant un an. Entre 1950 et 2010, la consommation d’énergie par personne a doublé aux États-Unis et a été multipliée par 15 au Japon et par 120 en Chine. Entre 1970 et 2020, la production d’électricité dans le monde a été multipliée par 15.
Vaclav Smil est bien conscient des dangers du changement climatique et de notre dépendance aux combustibles fossiles, soulignant que nous avons compris le problème du réchauffement depuis des décennies mais que nous l’avons superbement ignoré. «Nous avons multiplié notre dépendance à l’égard de la combustion de combustibles fossiles, ce qui rend les choses encore plus difficiles. Cette dépendance ne sera pas rompue facilement ou à peu de frais.» Illustration, les politiques les plus ambitieuses de transition énergétique ont un impact limité.
L’Allemagne avec sa fameuse Energiewende (révolution énergétique) lancée en 2000 a réussi à produire en 2020 pas moins de 48% de son électricité avec des sources renouvelables. Mais entre 2000 et 2020, la part des fossiles dans sa consommation d’énergie primaire a seulement été ramenée de 84 à 78%.
Dans une civilisation où la fabrication de biens essentiels sert près de 8 milliards de personnes, toute transformation des systèmes de production se heurte à des contraintes d’échelle insurmontables. Même si l’offre d’énergies renouvelables (éolien, solaire, nouveaux biocarburants) a augmenté de manière impressionnante, multipliée par 50 au cours des 20 premières années du xxie siècle, la dépendance mondiale à l’égard des carburants fossiles n’a baissé que de manière marginale, passant de 87 à 85 %. De plus, tout engagement efficace demande et demandera des investissements considérables et devra se prolonger pendant au moins deux générations afin d’apporter le résultat attendu en terme d’élimination des émissions de gaz à effet de serre. Même des mesures drastiques allant bien au-delà de tout ce qui pourrait être raisonnablement envisagé et socialement acceptable ne montreront aucun résultat tangible avant des décennies.
Cela ne signifie pas qu’il faut désespérer. Vaclav Smil rappelle que vivre dans l’incertitude, après tout, «reste l’essence de la condition humaine». Nous devons accepter que «l’avenir ne ressemblera pas au passé» et que «nous devrons naviguer face à des défis apparemment impossibles à relever, en nous appuyant sur des hypothèses imparfaites».
Eric Leser