Transitions & Energies

La capture du carbone, « inévitable » selon le GIEC


Sans capture du CO2, les objectifs de décarbonation des prochaines décennies n’ont aucune chance d’être atteints. C’est ce qu’affirment aussi bien l’Agence internationale de l’énergie que le GIEC, le World Economic Forum, l’Académie américaine des technologies ou l’Imperial College de Londres. Pour autant, ces technologies sont loin d’être arrivées à maturité et plus encore négligées et même dénigrées en Europe et notamment en France pour des raisons surtout idéologiques. Par Éric Leser. Article publié dans le numéro 19 du magazine Transitions & Energies.

La capture du carbone, qu’elle se fasse lors de processus industriels ou directement dans l’atmosphère, est devenue la bouée de sauvetage de la transition énergétique. Elle doit permettre de compenser le fait que les technologies et les investissements disponibles d’un côté et les contraintes politiques et sociales de l’autre ne permettront pas de respecter les objectifs très ambitieux et souvent irréalistes de décarbonation des économies au cours des prochaines décennies. Elle est tout simplement indispensable pour compenser les trous béants de stratégies de transition à la fois incertaines et changeantes.

Les modèles de décarbonation de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou du World Economic Forum ne fonctionnent que si la capture du carbone et ensuite son stockage et/ou son utilisation deviennent une industrie planétaire. Ce qui est encore loin d’être fait. Pour stabiliser le niveau de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il faut donc créer de toutes pièces et en quelques années une industrie du carbone présente un peu partout dans le monde.

Le sentiment d’urgence n’existe pas

Toutefois, à la fois la compréhension de cette nécessité et le sentiment d’urgence n’existent pas ou à peine. Politiques et médias font, notamment en France, comme si ces technologies et leur développement étaient des questions qui allaient éventuellement se poser un jour… Elles sont souvent décriées et considérées, parfois non sans raison, comme des alibis utilisés particulièrement par les producteurs de pétrole, de gaz et de charbon. Ce qui ne retire rien à la nécessité de les développer.

Une étude récente du Center for Climate and Energy Solutions démontre que la capture du carbone peut réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 14% d’ici à 2050. Le GIEC affirme sans ambiguïté que ces technologies sont « inévitables » dans les stratégies de réduction des émissions mondiales. Mais militants et médias, quand ils se servent des rapports du GIEC, vont y chercher le plus spectaculaire et le plus catastrophiste.

Deux familles de technologies distinctes

La capture du CO2 recouvre deux procédés de nature très différente, à savoir la capture et le stockage lors de processus industriels (CCS ou Carbon Capture and Storage) et la capture dite directe dans l’atmosphère (DAC ou Direct Air Capture). Le CCS comme son nom l’indique capte dans les usines (cimenteries, hauts fourneaux, raffineries, centrales…) le carbone émis par la combustion des énergies fossiles ou par les procédés industriels avant qu’il ne se répande dans l’atmosphère. Il existe également une variante du CCS dite CCUS (Carbon Capture, Utilisation and Storage) ; elle consiste à utiliser pour la fabrication de matériaux tout ou partie du carbone capturé lors des processus industriels.

Le DAC est d’une toute autre nature. Il consiste à extraire le CO2 déjà présent dans l’air via de « grands ventilateurs » et des procédés chimiques. Ce CO2 dans l’atmosphère est par nature très diffus – 420 parties par million, environ 0,04 % –, ce qui rend cette technique à la fois énergivore et coûteuse. Mais à grande échelle, elle peut avoir un impact considérable sur le niveau de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et le climat. Le DAC est aussi indispensable pour la fabrication d’électro-carburants synthétiques totalement décarbonés.

D’abord l’industrie lourde

Le CCS est amené à se développer le plus rapidement, car il est souvent l’un des rares moyens permettant aujourd’hui de réduire très vite et significativement les émissions liées à des activités industrielles pour lesquelles il y a peu ou pas de moyens de substitutions techniquement et économiquement viables aux énergies fossiles. L’humanité ne peut pas se passer de ciment (béton) et de fer (acier).

L’exemple du ciment est très significatif. Il s’en produit et s’en consomme 5 milliards de tonnes par an dans le monde. C’est tout simplement le matériau le plus utilisé sur terre en dehors de l’eau. Sans lui, pas de béton et l’arrêt de quasiment toutes les activités de bâtiment et travaux publics sur la planète. Le problème est que non seulement fabriquer du ciment demande de la chaleur, et donc utilise des carburants fossiles, mais aussi que le processus lui-même émet du CO2. L’industrie du ciment souligne que même en utilisant de nouvelles technologies encore expérimentales et exclusivement des sources d’énergies décarbonées, elle ne parvient pas à éliminer au moins 40 % des émissions de carbone liées à son processus de fabrication. Elle n’a pas d’autre solution que la capture et le stockage du carbone.

L’AIE estime que pour atteindre l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050, le CCS devra capter et stocker 1,3 milliard de tonnes de CO2 par an d’ici à 2030, soit 30 fois plus que l’année dernière… Aujourd’hui, seul 0,1 % du CO2 émis est capturé. Voilà pourquoi McKinsey estime qu’il faudra capturer au moins 120 fois plus de carbone d’ici 2050 pour atteindre les objectifs Net Zéro et décarboner 45 % des émissions industrielles. Cela représente au moins 4,2 gigatonnes de CO2 par an et selon d’autres estimations entre 6 et 10 gigatonnes par an.

Cela donne une idée de l’ampleur du développement et des progrès à effectuer et alimente le scepticisme de certains experts, non pas sur les technologies, mais sur le temps nécessaire à la naissance d’une filière industrielle massive.

Pas de carburants synthétiques décarbonés sans capture directe dans l’atmosphère

Le DAC se trouve lui à un stade encore plus expérimental. Il n’y a que 18 installations qui testent aujourd’hui cette technologie dans le monde et ont extrait l’an dernier 10 000 tonnes de CO2 de l’atmosphère, une quantité symbolique. L’ambition est de passer à 60 millions de tonnes d’ici la fin de la décennie et d’utiliser ce CO2pour fabriquer des carburants synthétiques pour l’aviation, le transport maritime, les transports routiers lourds et éventuellement l’industrie. Il s’agira alors de carburants totalement neutres sur le plan carbone puisque fabriqués avec de l’hydrogène vert produit par électrolyse avec de l’électricité décarbonée et avec du carbone retiré de l’atmosphère et qui y retournera.

La clé du succès des technologies de capture du carbone est d’en faire des éléments consubstantiels des systèmes énergétiques. C’est ce qui est en train de se mettre en place dans les multiples projets de CCS qui voient le jour ou sont annoncés un peu partout dans le monde. C’est ce qui permet d’avoir un relatif optimisme sur la diffusion de ces technologies. Ces projets représentent plus de 300 millions de tonnes de CO2 capturés par an d’ici 2030. Et on peut même rêver quand Exxon estime que le marché du CCS et CCUS pourrait atteindre 4 000 milliards de dollars d’ici à 2050…

Une des questions fétiches de la COP28

Le projet américain Petra Nova est un exemple concret de ce qui peut se faire. Il a permis de capturer plus de 1,6 million de tonnes de CO2 par an dans une centrale électrique de 240 mégawatts au Texas. Au Canada, le projet de Boundary Dam, dans le Saskatchewan, a établi une nouvelle norme en étant l’une des premières centrales électriques au charbon de grande envergure au monde à disposer de capacités de CCS intégrées. En Norvège, le projet Northern Lights, une alliance tripartite entre Equinor, Shell et Total, met en avant l’expertise norvégienne en matière de transport et de stockage du CO2.

L’innovation est indispensable au développement de l’industrie du CSS, qui doit améliorer considérablement la capacité, la flexibilité et la réduction des coûts des technologies employées. Au Royaume-Uni, le projet H21 North of England innove en jetant les bases éventuelles d’une transition du réseau gazier vers l’hydrogène et tout cela avec un couplage avec le CSS de la fabrication d’hydrogène (hydrogène bleu), indispensable pour parvenir à des réductions d’émissions significatives.

La capture du carbone est une des questions majeures abordées lors de la COP28 d’Abou Dhabi, notamment parce qu’elle intéresse tout particulièrement l’industrie pétrolière et gazière. Une part non négligeable des innovations, des progrès et des investissements dans le CCS provient d’ailleurs des pays pétroliers et gaziers du golfe Persique. Au début de l’année, la compagnie pétrolière d’Abou Dhabi, l’Adnoc (Abu Dhabi National Oil Company) dirigée par le sultan Ahmed al-Jaber qui est le président de la COP28…, a lancé le premier projet mondial de capture et stockage du carbone dans un réservoir salin souterrain. Le carbone doit être transformé en formations rocheuses.

L’Europe se réveille

Les initiatives de CCUS en Arabie saoudite, au Qatar et aux Émirats arabes unis représentent plus de 10 % de celles existant aujourd’hui dans le monde, soit plus de 40 millions de tonnes. Et ce n’est qu’un début. Adnoc a annoncé vouloir séquestrer 5 millions de tonnes par an d’ici 2030 et 11 millions de tonnes d’ici 2035. Et l’Arabie saoudite a surenchéri en annonçant 44 millions de tonnes par an d’ici 2035.

Même l’Europe se réveille enfin. La Commission européenne a finalement reconnu son erreur – cela ne lui arrive pas souvent – qui a consisté à totalement ignorer la capture du carbone dans sa stratégie de réduction des émissions. Il faut dire que la Commission est échaudée par son retentissant échec dans la promotion de cette technologie il y a une quinzaine d’années. Avoir raison trop tôt a conduit quelques hauts fonctionnaires européens à connaître des fins de carrière relativement compliquées.

En janvier 2007, la Commission a voulu concevoir un mécanisme visant à stimuler la construction et l’exploitation pour 2015 d’une douzaine de projets de démonstration de CCS à grande échelle. Dans les faits, aucun des projets n’a vu le jour. Et le mécanisme de soutien financier d’un milliard d’euros mis à disposition dans le cadre du programme de relance économique en 2009 n’a pas été utilisé. Les ONG environnementales ont « tué » la capture en affirmant qu’il s’agissait d’un moyen de soutenir la poursuite de l’utilisation des combustibles fossiles.

La Commission européenne pensait alors que le coût des quotas d’émission de carbone (lire page 42) fournirait l’incitation financière nécessaire aux industriels, mais cet espoir a été anéanti lorsque le prix du carbone est tombé à 4 euros la tonne.

Aujourd’hui, le prix des quotas de CO2 avoisine les 90 euros par tonne et les quotas gratuits pour l’industrie sont sur le point de prendre fin, de sorte que les incitations ne sont plus du tout les mêmes. À elle seule, l’industrie du ciment pourrait payer 14 milliards d’euros par an d’ici à 2034 pour couvrir le coût de ses émissions de CO2. Même si les installations de CCS coûtent plusieurs centaines de millions, cet investissement commence à apparaître comme une alternative raisonnable. Bruxelles met en avant le fait qu’il existe aujourd’hui 73 projets de CCS en cours de développement en Europe. En avril dernier a été lancé CCS Europe, un groupe de pression soutenu par des groupes industriels et des ONG environnementales pour promouvoir cette technologie.

Mais il va y avoir du travail… En Norvège, la cimenterie Norcem a investi plus de 400 millions d’euros pour capturer 400 000 tonnes de CO2 par an et les stocker de façon permanente. Mais pour atteindre l’objectif fixé par la Commission d’ici 2050, il faudrait qu’un projet d’une ampleur similaire voit le jour quelque part en Europe tous les douze jours au cours des vingt-cinq prochaines années…

La rédaction