La réindustrialisation a beau revenir dans tous les discours, que ce soit en France, en Europe et aux Etats-Unis, sa traduction concrète demande autre chose que des mots. Personne ou presque ne mesure réellement les efforts nécessaires pour que les engagements et les promesses se concrétisent et le temps qu’il faut pour créer ou recréer des filières compétitives et des compétences. En deux décennies, la Chine est devenue l’usine du monde avec la complaisance et l’aveuglement des élites politiques, économiques et intellectuelles occidentales. Elle possède aujourd’hui des avantages décisifs dans presque tous les domaines à commencer par ceux de la transition énergétique : du raffinage des minéraux critiques aux cellules de batteries en passant par les véhicules électriques, les panneaux photovoltaïques, les composants des éoliennes, les électrolyseurs… et même le nucléaire.
Et tout cela se fait avec une énergie abondante et bon marché… contrairement à l’Europe. L’Arabie Saoudite, la Russie et les Etats-Unis ne sont pas les premiers producteurs au monde d’énergie. Ils sont loin derrière la Chine, premier producteur au monde d’hydroélectricité, d’électricité solaire, d’électricité éolienne et surtout de charbon. Cela illustre de façon saisissante pourquoi aujourd’hui la transition énergétique n’est pas entre les mains des occidentaux… mais dans celles de la Chine.
Un quart de siècle pour devenir l’usine du monde
En une génération, la Chine s’est totalement transformée, d’une société pauvre et essentiellement rurale en une superpuissance industrielle qui a supplanté les Etats-Unis et parfois les domine en matière de technologies tout en contrôlant des ressources stratégiques essentielles. Elle est ainsi indirectement impliquée dans les succès électoraux de Donald Trump et dans l’affaiblissement économique de l’Europe.
Au tournant du siècle, la transition de la Chine a été dopée par l’accélération sans précédent du commerce mondial dans les décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide et son admission dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Avec une énorme main-d’œuvre bon marché et compétente, un marché intérieur en constante expansion et un gouvernement autoritaire ayant accès sa stratégie de développement sur les exportations, elle est devenue l’usine du monde.
Elle a aspiré dans des quantités sans équivalents dans l’histoire les ressources du monde, les transformant en mégalopoles et en gigantesques projets d’infrastructure, ainsi qu’en produits manufacturés expédiés en quantités toujours plus grandes dans le reste du monde. Entre 1995 et 2021, la part de la Chine dans la production manufacturière mondiale est passée de 5 à 30%. Tandis qu’un Chinois sur cinq vivait dans une ville au début du siècle, ils sont aujourd’hui plus de trois sur cinq. Cette urbanisation a été si rapide qu’entre 2000 et 2010, les villages chinois ont disparu au rythme de 300 par jour.
La Chine brûle 30% de charbon de plus que le reste du monde
En 2003, la Chine n’avait pas le moindre train à grande vitesse sur son sol. En 2011, elle disposait du plus grand réseau au monde. Au cours des deux dernières années, le pays a produit plus d’acier que la Grande-Bretagne en près de deux siècles. La Chine a coulé plus de béton entre 2018 et 2020 que les États-Unis dans toute leur histoire. Les importations chinoises de pétrole, qui s’élèvent à 11 millions de barils par jour, sont plus ou moins équivalentes à l’ensemble de la production de l’Arabie saoudite. La Chine brûle 30% de charbon de plus que le reste du monde réuni, et sa consommation continue d’augmenter. Le système énergétique chinois est, de très loin, le principal facteur déterminant l’évolution des émissions de gaz à effet de serre et le climat.
La Chine a certes détruit une grande partie de l’industrie occidentale en l’éliminant avec des productions bien plus compétitives. Mais les choses sont plus compliquées que cela. D’abord, la désindustrialisation de l’Occident est une histoire plus ancienne. Elle était déjà bien engagée avant le choc chinois, du fait de la concurrence de pays comme le Japon et la Corée du Sud. Et surtout, la croissance chinoise a offert des avantages considérables aux classes dirigeantes occidentales, et les ont rendues complaisantes. En Europe en particulier, les élites ont utilisé la Chine pour éviter des choix difficiles.
L’hypocrisie des dirigeants européens
Les responsables politiques européens prétendent être les premiers au monde dans deux domaines : assurer le bien-être de leurs citoyens et protéger l’environnement. Mais l’Europe a bâti ses ambitions sociales et écologiques sur la montée en puissance de la Chine, qui est devenue le plus grand pollueur de l’histoire. Comme l’a admis un économiste du ministère chinois du commerce, « l’insuffisance de la protection de l’environnement est l’une des principales raisons pour lesquelles nos exportations sont moins chères ».
Les ambitions vertes européennes sont fondamentalement de la poudre aux yeux lorsque la consommation mondiale de charbon, sous l’impulsion de la Chine, continue d’atteindre de nouveaux sommets chaque année. Les panneaux solaires comme les batteries, les véhicules électriques et les métaux utilisés par les technologies vertes sont produits à bas prix en Chine grâce… au charbon.
La fabrication des panneaux solaires qui ont envahi nos campagnes repose sur le travail forcé des ouïghours dans la région chinoise du Xinjiang où la majeure partie du polysilicium mondial est extraite et transformée. Pendant ce temps, les flottes de pêche chinoises pillent les océans du monde entier et ses usines pétrochimiques produisent des matériaux synthétiques pour fabriquer les vêtements Shein, tout cela pour le plus grand bonheur des consommateurs européens.
Un problème d’expérience et de compétences
Le problème pour les pays occidentaux est que maintenant la Chine a une telle avance qu’elle semble irrattrapable. Elle contrôle les deux tiers du traitement du lithium et du cobalt, plus de 80% de la production et du raffinage des terres rares et environ 80% de la production de cellules de batteries.
Et il ne s’agit pas seulement d’une question de capacités. Les commentateurs s’imaginent parfois qu’il suffit d’assouplir les lois sur l’urbanisme et de protection de l’environnement et d’offrir des incitations financières pour que les filières industrielles renaissent. L’industrie de pointe nécessite de vastes réserves d’expérience et de compétences, que la Chine a acquises au fil du temps et que l’Occident, dans de nombreux domaines, n’a pas développé ou a perdu. Tim Cook, Pdg d’Apple, expliquait il y a quelques années, « aux États-Unis, si vous organisez une réunion des ingénieurs spécialisés dans l’outillage, je ne suis pas sûr que nous soyons capables de remplir la salle. En Chine, on pourrait remplir plusieurs terrains de football…».
Il suffit de se pencher sur les difficultés de l’Europe pour développer son industrie des batteries, en dépit des dizaines de milliards d’euros investis. Ainsi, l’an dernier un groupe d’ingénieurs et de techniciens chinois s’est rendu dans la ville suédoise de Skellefteå. Ils sont venus installer des machines pour Northvolt, le champion européen des batteries. Comme l’avait alors déclaré un ingénieur de Northvolt au Financial Times, « ils sont tout simplement meilleurs. Nous sommes en retard… ». Northvolt a fait faillite en mars…
La capacité à fabriquer des choses dépend: de l’accès aux matières premières, de la constitution de chaînes d’approvisionnement et de la capacité à investir massivement pendant des années, à créer des savoirs faire et à attirer les talents. Sommes-nous capables de faire cet effort et de faire preuve pendant de longues années d’une volonté politique et sociale inébranlable face aux obstacles et aux oppositions inévitables ? Il est permis d’en douter.