La place de l’hydrogène vert (ou bas carbone) suscite aujourd’hui des controverses plus vives que jamais. Certains ont peur d’une récupération par le secteur des énergies fossiles, qui pourrait être tenté de promouvoir l’hydrogène bleu produit à partir de gaz naturel. D’autres annoncent l’effondrement de cette filière naissante en France.
Il faut dire que le passage brutal à l’électrique des taxis parisiens à hydrogène Hype, lancés en 2015 lors de la COP21, envoie un signal hautement symbolique de la forte déstabilisation des acteurs français de l’hydrogène. Les débats autour du potentiel de cette énergie ne sont pas nouveaux : depuis vingt-cinq ans, l’hydrogène suscite un engouement récurrent et des investissements importants, sans pour autant décoller, son adoption demeurant relativement limitée.
Des innovations qui ne trouvent pas leur public, il y en a beaucoup, mais le cas de l’hydrogène est un peu différent. Nous nous sommes penchés sur le sujet pour tenter de résoudre ce paradoxe qui dure depuis les années 2000, à travers une étude longitudinale socioéconomique sur l’hydrogène.
Habituellement, les analyses classiques se concentrent sur les caractéristiques de l’innovation en elle-même pour expliquer leur adoption ou non-adoption : dans le cas de l’hydrogène, elles portent sur les technologies liées à la production et la distribution d’hydrogène vert et décarboné, sur leurs caractéristiques (coûts, rendement énergétique, facilité d’utilisation, etc.), sur les effets de réseaux (existence d’infrastructures de production et de stations de rechargement) ou sur les utilisateurs et les consommateurs.
L’originalité de notre recherche qui s’intéresse plus particulièrement à la mobilité, repose sur une autre grille d’analyse : l’approche dite multiniveau, qui resitue les innovations dans un contexte de concurrence avec d’autres technologies répondant aux mêmes besoins, tout en prenant en compte les conséquences des évolutions géopolitiques et sociétales sur les secteurs économiques.
Elle met en outre l’accent sur la façon dont le contexte politique, sociologique et géopolitique est susceptible de créer dans le temps assez de tensions pour déstabiliser les usages des acteurs du secteur.
Une « innovation perpétuellement émergente »
Nos résultats montrent un phénomène propre à la transition énergétique que nous avons appelé : « innovations perpétuellement émergentes ». Ce phénomène ne peut être compris qu’en tenant compte de trois éléments distincts fortement corrélés.
- Tout d’abord, l’analyse d’une innovation verte ne peut faire abstraction des évolutions induites par le contexte géopolitique sur les représentations collectives de ce qu’est la transition énergétique et comment la gérer.
- Ensuite, ces évolutions transforment le contexte de concurrence et d’arbitrages entre différentes innovations vertes visant à répondre aux mêmes besoins de décarbonation.
- Enfin, il existe des phénomènes de verrouillage sociotechnique autour de certaines innovations vertes qui viennent encore modifier le contexte de ces concurrences intertechnologiques et influencer à leur tour les arbitrages de tous les acteurs du secteur.
L’hydrogène est un très bon exemple de ces technologies perpétuellement émergentes.
Le mythe d’une voiture qui ne rejette que de l’eau
Reprenons le cours de son histoire. Jérémy Rifkin, prospectiviste américain, publie en 2003 un ouvrage qui va faire le tour du monde, l’Économie hydrogène.
Pour faire face à la diminution des ressources en pétrole, explique-t-il, il faudra développer une économie décentralisée fondée sur la production locale d’énergies renouvelables et le stockage de cette énergie intermittente dans l’hydrogène vert.
La représentation collective qui se construit à l’époque autour de ce gaz vert est marquée par le fait que les véhicules électriques à l’hydrogène ne rejettent que de l’eau et que le produire localement diminuera la dépendance de l’occident aux pays pétroliers. Cette vision s’érige en mythe partout dans le monde à mesure que le problème du changement climatique devient central.
Outre ne rejeter que de l’eau, l’hydrogène vert est aussi neutre en carbone. Cette vision va influencer le développement de l’hydrogène dans la mobilité, d’abord aux États-Unis puis, à partir du début des années 2010, en Europe. Dès 2015, plusieurs régions en France et en Europe lancent des expérimentations locales autour d’écosystèmes hydrogène dédiés à la production et à la mobilité locale.
La concurrence de la voiture électrique
Entre 2015 et 2019, on observe une déstabilisation du moteur thermique dans la mobilité et le renforcement de cette vision de la transition très centrée sur les émissions de gaz à effet de serre et la qualité de l’air dans les villes (notamment à la suite du scandale sanitaire du dieselgate).
Dès 2019-2020, l’UE met en place des normes beaucoup plus strictes et les constructeurs sont forcés de s’adapter. Ils se tournent alors vers la seule technologie mature à l’époque : la voiture électrique à batterie. En effet, si l’hydrogène est évoqué de longue date dans le futur de la mobilité, les véhicules à batterie sont dans la course depuis plus longtemps. La troisième génération de batteries est déjà présente, le réseau de recharges, bien que sommaire, existe. Et le carburant – l’électricité – ne pose aucun problème.
Face à l’hydrogène qui ne possède aucune infrastructure, les jeux sont faits. Les expérimentations en la matière passent au second plan et les territoires hydrogène prennent du retard. En théorie de l’innovation, ce phénomène est connu sous le nom d’effet de verrouillage, qui se crée autour d’une technologie qui devient dominante.
Entre 2020 et 2022, les experts considèrent toutefois encore l’hydrogène comme une technologie clé dans la mobilité lourde. C’est sans compter sur la vitesse extrêmement rapide des effets de verrouillage. Environ 320 000 camions électriques et 220 modèles étaient en circulation fin 2022 dans le monde : une hausse spectaculaire et totalement inattendue, même par les experts. À titre de comparaison, il n’y avait que 12 modèles de poids lourds hydrogène à pile à combustible disponibles fin 2022 dans le monde.
Le coup de grâce de la guerre en Ukraine
2022 marque aussi le début de la guerre en Ukraine, qui va déclencher une crise énergétique et une flambée de l’inflation qui achèveront de reléguer l’hydrogène au second plan dans la mobilité. Parallèlement, notre vision de la transition évolue beaucoup à cette période. L’énergie devient une ressource précieuse que l’on ne peut plus gaspiller : la philosophie de l’économie circulaire est de plus en plus intégrée.
Or fabriquer de l’hydrogène vert (ou décarboné) à partir d’électricité renouvelable est moins efficace qu’utiliser directement cette électricité, en raison des pertes liées aux rendements de conversion. Face aux limites planétaires, il est impératif de prolonger la durée de vie de nos objets de consommation tout en garantissant leur recyclage complet. Les Allemands saisissent dès 2023 cette opportunité pour imposer une nouvelle vision de l’hydrogène qui permettrait de continuer à utiliser nos bonnes vieilles voitures thermiques.
Lors de la décision finale pour interdire les moteurs thermiques en 2035 à l’échelle européenne, l’Allemagne force les autres pays européens à laisser la porte ouverte : les moteurs thermiques resteront autorisés, à condition d’avoir recours à des e-fuels ou des carburants de synthèse liquides « zéro émission » produits à partir d’hydrogène vert ou décarboné.
Cette décision a pour effet de continuer à déstabiliser la filière hydrogène dans la mobilité car les investisseurs ne savent finalement plus sur quelles technologies hydrogène parier : gaz/pile à combustible ? Liquide/moteur thermique ?
Une solution parmi d’autres
Pourtant, cette situation tout à fait originale continue d’expliquer pourquoi partout dans le monde, on maintient un niveau d’investissement dans cette technologie, et pourquoi elle reste perçue comme une solution pour le futur, parmi les autres.
L’hydrogène est un couteau suisse, que l’on peut utiliser pour substituer des matières premières ou des énergies fossiles dans le cadre de nombreux processus industriels, y compris pour fabriquer des fertilisants bas carbone. Le récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie montre une progression sans précédent des investissements dans les e-fuels à base d’hydrogène vert ou décarboné.
Il demeure toutefois en concurrence avec d’autres solutions, avec lesquelles il est comparé en matière de coûts financiers et énergétiques, d’impacts environnementaux et de consommation de ressources. Quelles technologies gagneront cette saine rivalité ? Il n’y a pas de bonne réponse, tout dépendra des cas d’usage.
Valery Michaux Enseignante chercheuse, Neoma Business School.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.












