EDF a été sacrifié depuis de très nombreuses années par les décideurs politiques à leurs intérêts du moment et soumis en permanence à des injonctions contradictoires. Affaiblie humainement et économiquement, les doutes sont nombreux aujourd’hui sur la capacité de l’entreprise publique à se redresser et à redevenir le champion du nucléaire et de la souveraineté énergétique dont le pays à un impérieux besoin. Au point que deux ans après sa nomination, l’exécutif a remplacé son président, Luc Rémont, par Bernard Fontana, le patron de Framatome, en espérant qu’il puisse être l’homme providentiel tant espéré.
Mais on n’efface pas comme cela près de trente années d’abandons. Ils ont été rythmés, entre autres, par :
-la fermeture par Lionel Jospin en 1997 de Superphénix,
-la création en 2011 par Nicolas Sarkozy et François Fillon du mécanisme absurde des prix de l’électricité de l’Arenh créant une concurrence artificielle au détriment d’EDF et dont le consommateur n’a jamais vraiment bénéficié,
-la décision en 2015 par François Hollande et Ségolène Royal de fermer 20 réacteurs nucléaires,
-la vente, toujours en 2015, des turbines nucléaires Arabelle d’Alstom à General Electric par Emmanuel Macron,
-l’abandon du projet Astrid en 2019 par le même Emmanuel Macron,
-et la fermeture, toujours par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne, de la centrale de Fessenheim en 2020.
Débâcle industrielle
La rapidité avec laquelle la France a torpillé une filière qui était l’un de ses plus beaux atouts dans la compétition internationale laisse pantois. Débâcle industrielle, faillite de la gouvernance, inconstance de l’État, hubris de certains dirigeants, guerres ridicules entre entreprises contrôlées par l’État, Meccano industriel irresponsable et frivolité politique.
Il faut y ajouter l’évidence grandissante de la perte de compétence de la filière illustrée par les errements interminables du chantier de l’EPR de Flamanville qui ont fini par faire douter même les plus farouches partisans du nucléaire. Il en va de même avec l’envolée continue à Flamanville et pour les chantiers annoncés (EPR2) des coûts du nouveau nucléaire. Au point de faire s’interroger sur la compétitivité future de l’électricité nucléaire. La chute spectaculaire d’Areva issu pourtant de la fusion de deux entités prestigieuses, Framatome et la Cogema, n’a pu que renforcer le constat d’un recul brutal de compétences.
Une équation impossible
La conséquence de tout cela est qu’EDF, qui devrait être le fer de lance de la décarbonation et de la compétitivité de l’économie et de l’industrie françaises, a été renationalisée à 100 % en 2023 pour lui éviter la faillite. L’entreprise fait face aujourd’hui à une équation impossible et est tellement affaiblie financièrement et humainement que rien ne garantit qu’elle soit capable de continuer à assurer au pays ce qu’elle a fait depuis cinquante ans : la fourniture d’une électricité abondante et abordable.
Surendetté, EDF doit impérativement prolonger la durée de vie du parc nucléaire existant d’au moins deux décennies en le modernisant (grand carénage) dans des conditions économiques et de sûreté exigeantes. Il lui faut dans le même temps lancer un programme massif de construction de nouveaux réacteurs (EPR2), six voire 14, qui aujourd’hui n’est pas financé et dont le design pose toujours de sérieux problèmes (lire page 37). Et dans le même temps, EDF doit maintenir des prix de l’électricité à des niveaux qui ne soient pas insupportables par les particuliers et qui soutiennent la compétitivité de ce qui reste de l’industrie française.
Où trouver 10 000 ingénieurs et techniciens par an ?
Il lui faut aussi et impérativement renforcer et relancer la filière industrielle nucléaire française et parvenir pour cela à gagner des marchés à l’exportation qui ne tournent pas à la catastrophe financière et d’image. Après les réacteurs EPR d’Okiluoto en Finlande, et Flamanville dans la Manche, c’est au tour de ceux d’Hinkley Point au Royaume-Uni de devenir un chantier cauchemardesque (lire page 49).
EDF doit enfin poursuivre son développement dans les renouvelables intermittents (éolien, solaire) et trouver les moyens d’investir dans l’hydroélectrique pour moderniser les barrages existants qui en ont bien besoin (lire page 50). Pour faire tout cela, l’énergéticien doit parvenir à recruter tous les ans 10 000 ingénieurs et techniciens. On ne sait pas où il va les trouver…
Ni Bruxelles, ni Berlin, ni Fukushima ne peuvent expliquer cette situation
On comprend mieux pourquoi les deux derniers prédécesseurs de Bernard Fontana à la tête de l’entreprise publique, Jean-Bernard Lévy et Luc Rémont, étaient aussi amers et critiques de l’exécutif à leur départ.
La thèse commode aujourd’hui des gouvernants et de leurs relais consiste à expliquer la succession de fautes commises depuis près de trente ans par les positions dogmatiques, anti-françaises et anti-nucléaires, de la Commission européenne sous influence allemande. Cela est vrai, la malveillance allemande a été il y a quelques semaines encore une réalité. Mais elle n’exonère en rien les dirigeants français dont la mission était de défendre la politique énergétique du pays et tout particulièrement son champion national. C’est tout le contraire de ce qui a été fait jusqu’en 2022 et la soudaine et inattendue volte-face d’Emmanuel Macron sur le nucléaire et la souveraineté énergétique.
L’autre grande explication, celle de l’impact de l’accident de Fukushima en 2011 et de « l’hiver nucléaire » qui a suivi, n’est pas totalement satisfaisante. Les anti-nucléaires ont bien alors retrouvé de la voix, les opinions publiques ont pris peur et des projets d’investissements ont été abandonnés. Mais seul Areva s’est retrouvé au bord de la faillite, seul Alstom est passé sous contrôle étranger et seul EDF s’est retrouvé face à un mur financier et une totale incertitude sur l’avenir du parc nucléaire que l’entreprise exploite. L’État actionnaire, l’État régulateur, l’État stratège, l’État grand ordonnateur de la politique des prix… a lourdement failli.
Le rapport édifiant de la Commission d’enquête parlementaire
Pour prendre la mesure des errements de la politique énergétique du pays, il suffit seulement de se pencher sur le rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur « La perte de souveraineté énergétique de la France » rendu public en 2023 à l’issue de six mois de travail et cent cinquante heures d’auditions. Il est édifiant.
Il faut se rappeler les auditions ahurissantes de légèreté devant la Commission de Lionel Jospin, Dominique Voynet, François Hollande ou Nicolas Hulot. Dans son rapport final, la Commission avait ainsi dénoncé trente ans de« divagation politique ».
« Souvent, nous sommes passés de l’incompréhension à la surprise, jusqu’à la consternation », écrivait le député Renaissance Antoine Armand, en préambule du rapport. « Le récit qui s’est reconstitué devant nous, c’est bien le récit d’une lente dérive, d’une divagation politique, souvent inconsciente et inconséquente, qui nous a éloignés et de la transition écologique et de notre souveraineté énergétique. »
L’espoir fait vivre
Un grand moment restera l’audition d’Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, qui a soudain dit tout haut ce que depuis des années de nombreux experts pensaient tout bas. Il a dénoncé l’inculture crasse scientifique et technique de la classe politique qui est « au cœur du problème de la politique énergétique française… L’analyse scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l’État sur ces sujets… Au-delà des anciens ministres que vous pouvez auditionner pour le fun, en étant à peu près sûr de n’avoir que des effets de manche, c’est dans les structures des cabinets et de la haute administration, qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique, qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et industrielle… Pourquoi, en six ans de mandat et malgré les demandes réitérées, je n’ai vu se tenir le comité à l’énergie atomique que deux fois, alors qu’il aurait dû être réuni chaque année… Pourquoi est-il rarissime d’avoir un retour sur un rapport technique ? Pourquoi les avis réitérés de l’Académie des sciences, de l’Académie des technologies, sont-ils reçus dans un silence poli ? »
On peut aujourd’hui espérer que les fautes répétées, voire les trahisons des gouvernements et de l’administration, appartiennent au passé, que le sursaut est enfin en train de se produire. On peut souhaiter que Bernard Fontana, dont les qualités et les compétences sont grandes (lire page 35), soit capable à lui seul de remobiliser une entreprise publique qui ne sait plus à quel saint se vouer. Mais il risque rapidement, comme ses prédécesseurs, de se heurter à un exécutif sans boussole et qui a perdu depuis longtemps le sens de l’intérêt général.
Encore trois ans de perdus
Les trois dernières années, qui auraient dû marquer la relance de la filière industrielle nucléaire du pays, ont déjà été perdues (lire page 44). Une illustration de la difficulté persistante de l’appareil d’État à prendre des décisions et des entreprises publiques à les mettre en œuvre. L’ambition annoncée d’avoir un premier EPR2 en fonctionnement en 2035 est d’ores et déjà irréalisable tant les retards se sont accumulés. L’entreprise doit prendre en théorie une décision finale d’investissement dans un an, au début de l’année 2026. Pas sûr que ce calendrier soit aussi tenu.
Le redressement d’EDF est pourtant une nécessité si le pays ne veut pas se retrouver dans une à deux décennies avec la nécessité de fermer des réacteurs trop âgés et trop difficiles à entretenir et sans solution pour les remplacer autres que des centrales à gaz et des renouvelables malheureusement intermittents. La garantie d’un nouveau déclassement en termes de compétitivité économique et de souveraineté. Les responsables et les coupables sont d’ores et déjà identifiés.