À la fin, qui prendra en charge le coût des assurances ?

13 septembre 2025

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À la fin, qui prendra en charge le coût des assurances ?

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Tempêtes qui se répètent, primes qui s’envolent, retraits d’assureurs : à l’heure du dérèglement climatique, une question se pose : qui règlera, in fine, la note ?

Des mutuelles ouvrières du XIXe siècle, créées pour amortir les coups durs du développement industriel, aux logiques actionnariales des multinationales contemporaines, l’assurance a toujours reflété les grands risques de son époque.

Désormais sous la pression d’événements climatiques à la fréquence et à la sévérité inédites, le secteur affronte une équation nouvelle : comment rester solvable et socialement légitime lorsque la sinistralité (montants payés par une compagnie d’assurance pour des sinistres) croît plus vite que les primes (encaissées) ? Entre flambée des tarifs, exclusions de garanties et menace d’inassurabilité de territoires entiers, comment la solidarité assurantielle doit-elle se réinventer ?

Chacun pour tous, et tous pour chacun

Avant d’être une industrie financière pesant des milliards d’euros, l’assurance est née comme un simple pot commun : des membres cotisent, les sinistrés piochent, et le surplus (s’il existe) revient aux sociétaires. Des organismes de solidarité et d’assurance mutuelle créés dans le cadre de la Hanse (la Ligue hanséatique, réseau de villes marchandes d’Europe du Nord entre le XIIIᵉ et le XVIIᵉ siècle) jusqu’aux guildes médiévales, ces associations de personnes exerçant le même métier ou la même activité, la logique est déjà celle d’un risk-pooling, un partage de risque, à somme nulle. Chacun paie pour tous, et tous pour chacun.

Dans les guildes du Moyen Âge, en Europe, chaque maître artisan versait un droit annuel qui finançait la reconstruction de l’atelier détruit par l’incendie ou le soutien de la veuve en cas de décès. Pour l’historien de l’économie Patrick Wallis, c’est la première caisse de secours structurée. Les chartes danoises de 1256, qui imposent une « aide feu » (ou brandstød) obligatoire après sinistre, en offrent un parfait exemple, comme le montre le chercheur en politique sociale Bernard Harris.

Le principe traverse les siècles. Au XIXe, les sociétés de secours mutuel instaurent la ristourne, quand la sinistralité s’avère plus clémente que prévu. Aujourd’hui encore, près d’un assuré sur deux en incendies, accidents et risques divers (IARD) adhère à une mutuelle dont il est copropriétaire statutaire.

L’équation financière reste fragile : lorsque le climat transforme l’aléa en quasi-certitude, la prime n’est plus un simple « partage de gâteau » mais une avance de plus en plus volumineuse sur des dépenses futures. Le groupe Swiss Re a calculé que, depuis 1990, les pertes assurées liées aux catastrophes naturelles croissent de 5 % à 7 % par an – 137 milliards de dollars états-uniens en 2024, la tendance est à 145 milliards de dollars en 2025 (respectivement 118 milliards et 125 milliards d’euros).

Le modèle mutualiste, fondé sur la rareté relative du sinistre et la diversification géographique, se voit contraint de réinventer sa solidarité si la fréquence double et la gravité explose… sous peine de basculer vers une segmentation aussi fine que celle des assureurs capitalistiques.

Tarification solidaire et optimisation actionnariale

À partir des années 1990, la financiarisation injecte un nouvel impératif : la prime doit couvrir les sinistres, financer le marketing, rémunérer les fonds propres et, à l’occasion, servir de variable d’ajustement pour les objectifs trimestriels. L’optimisation tarifaire, popularisée sous le vocable de price optimisation, décortique des milliers de variables de comportements (nombre de clics avant signature, inertie bancaire, horaires de connexion) afin d’estimer le prix de réserve individuel, soit le prix minimum qu’un vendeur est prêt à accepter, ou qu’un acheteur est prêt à payer, lors d’une transaction.

Autrement dit, on estime non plus seulement la prime la plus « juste » actuariellement (l’actuaire étant l’expert en gestion des risques), au sens que lui donnait Kenneth Arrow en 1963, mais aussi la prime la plus élevée que l’assuré est prêt à payer. La prime juste étant le coût moyen attendu des sinistres, le montant que l’assureur pense payer l’an prochain pour des risques similaires.

L’Institut des actuaires australiens dénonce, dans son rapport The Price of Loyalty, une pénalisation systématique des clients fidèles, assimilée à un impôt sur la confiance. Au Royaume-Uni, le régulateur Financial Conduct Authorities (FCA) a frappé fort. Depuis le 1er janvier 2022, la cotation à la reconduction doit être identique à celle d’un nouveau client à risque égal ; l’autorité évalue à 4,2 milliards de livres l’économie réalisée pour les ménages sur dix ans.

Cette bataille réglementaire va bien au-delà du prix. En reléguant la logique de mutualisation au second plan, l’optimisation comportementale renforce les indicateurs socioéconomiques indirects – comme l’âge, la fracture numérique ou la stabilité résidentielle –, qui finissent par peser davantage que le risque technique pur dans la détermination du tarif.

Désormais l’assureur a accès à des data lakes (données brutes) privés, où l’assuré ignore ce qui rend sa prime plus chère. Par nature, les contrats restent rétifs à toute comparaison simplifiée. L’un affiche une franchise de 2 000 euros, l’autre un plafond d’indemnisation plus bas ou des exclusions reléguées dans de minuscules clauses, de sorte qu’il faut un examen quasi juridique pour aligner réellement les offres, comme le soulignait un rapport de la Commission européenne.

Refus d’un dossier sur deux

La montée des événements extrêmes illustre brutalement ces dérives. En Australie, trois phénomènes climatiques dans la première moitié de l’année 2025, dont le cyclone Alfred, ont généré 1,8 milliard de dollars australiens (AUD), soit 1 milliard d’euros, de demandes d’indemnisation. L’Insurance Councilprévient que les primes habitation verront des augmentations à deux chiffres et certains contrats pourraient atteindre 30 000 dollars autraliens par an (ou 16 600 euros par an) dans les zones les plus exposées.

Aux États-Unis, la Californie cumule résiliations et refus de prise en charge. Un rapport mentionné par le Los Angeles Times montre que trois grands assureurs ont décliné près d’un dossier sur deux en 2023. Une action collective accuse de collusion 25 compagnies d’assurance dans le but de pousser les sinistrés vers le FAIR Plan, pool d’assureurs de dernier ressort aux garanties réduites.

Vers l’« inassurabilité » systémique

Le phénomène n’est pas marginal. Les assureurs réduisent leur exposition. Les assureurs états-uniens State Farm et Allstate ont cessé d’émettre de nouvelles polices en Californie, dès 2023. En Floride, parce qu’il intervient lorsque aucun assureur privé n’accepte de couvrir un logement à un prix raisonnable, l’assureur public de dernier ressort Citizens a vu son portefeuille grossir jusqu’à environ 1,4 million de polices au pic de la crise, puis repasser sous le million, fin 2024, grâce aux transferts (takeouts) vers des acteurs privés – un progrès réel, qui révèle toutefois un marché encore fragile. Au niveau mondial, Swiss Recompte 181 milliards de dollars états-uniens de pertes 2024 restées à la charge des victimes ou des États, soit 57 % du total.

Face à ces écarts de protection croissants, les assureurs réduisent leur exposition. Cette contraction de l’offre rejaillit sur la finance immobilière : l’économiste Bill Green rappelle dans une lettre au Financial Times que la moindre défaillance d’assurance provoque, en quelques semaines, l’annulation des prêts hypothécaires censée sécuriser la classe moyenne états-unienne. Lorsque les assureurs se retirent ou lorsque la prime devient inabordable, c’est la valeur foncière qui s’effondre et, avec elle, la stabilité de tout un pan du système bancaire local.

Refonder le contrat social du risque

Des pistes se dessinent néanmoins. Le Center for American Progress propose la création de fonds de résilience cofinancés par les primes et par l’État fédéral, afin de financer digues, toitures renforcées et relocalisations dans les zones à très haut risque.

En Europe, la France conserve un régime CatNat fondé sur une surprime obligatoire uniforme – 20 % en 2025 – pour un risque réassuré par la Caisse centrale de réassurance (CCR). Ce mécanisme garantit une indemnisation illimitée tout en mutualisant les catastrophes sur l’ensemble du territoire national. Combinés à une tarification incitative (franchise modulée selon les mesures de prévention), ces dispositifs peuvent préserver l’assurabilité sans faire exploser les primes individuelles.

Reste à traiter l’amont : limiter l’exposition en gelant les permis dans les zones inconstructibles, conditionner le financement bancaire à la compatibilité climat et pérenniser, à l’échelle nationale, une surtaxe de prévention climatique progressive qui financerait les adaptations structurelles tout en lissant les chocs tarifaires.

À ce prix, l’assurance redeviendrait un bien commun : ni pur produit financier ni simple pot commun, mais une infrastructure essentielle où la société, et non plus le seul assureur, choisit sciemment la part de la facture climatique qu’elle accepte de supporter.

Arthur Charpentier Professeur, Université de Rennes 1 – Université de Rennes

Cet article a été rédigé avec Laurence Barry, co-titulaire de la Chaire PARI (Programme de recherche pour l’appréhension des risques et des incertitudes).

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.

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