Transitions & Energies
L'usine de liquefaction de gaz de Yamal

«La crise de l’énergie n’est pas due aux énergies renouvelables mais à une faiblesse structurelle de leur écosystème»


Entretien avec Emmanuelle Moors, consultante, spécialiste de la transition énergétique et du financement de projets. Elle a occupé différents postes de responsabilité dans le groupe Technip et a joué un rôle important dans l’un des projets énergétiques les plus importants des dernières années, la construction, pour plus de 20 milliards de dollars, de l’usine géante de liquéfaction de gaz naturel à Yamal, en Russie dans le cercle arctique (voir la photographie ci-dessus). Dans son cabinet de conseil elle accompagne aujourd’hui des projets de toutes sortes, allant de dispositifs permettant de réduire les émissions de CO2 de véhicules très polluants à un projet dans le métaverse qui utilisera une technologie blockchain à faible impact carbone ».

Emmanuelle Moors – Photographie Claudia Bevilacqua (@claudiabevilacqua)

T&E: Après plus de vingt ans dans le pétrole et le gaz et un passage ensuite par la fourniture de l’électricité, vous vous lancez maintenant dans l’activité de conseil et accompagnement des projets, notamment dans les renouvelables. Quels sont vos domaines de compétences?

Emmanuelle Moors: Ma première transaction dans le pétrole remonte déjà à 30 ans… Je travaillais pour le bureau londonien de la banque américaine Bankers Trust. Nous avions monté un nouveau financement pour Banco Nacional de Angola, sécurisé par le nantissement de cargos de brut vendus sur le marché spot par la filiale anglaise de l’entreprise publique Sonangol. La structure de ce financement avait été un grand succès puisque le prêt avait été facilement syndiqué auprès d’autres banques londoniennes, et l’année suivante son montant avait été augmenté grâce à l’insertion d’un élément de couverture du risque prix sur les exportations de brut. J’avais d’ailleurs entretemps préparé et mené à Luanda un séminaire pour les cadres de Sonangol sur les options sur le prix du pétrole. Des financements de plusieurs centaines de millions de dollars ont ainsi été organisés sur plusieurs années par Bankers Trust pour l’Angola sans aucune obligation relative à l’utilisation des fonds. Je voyais bien que malgré tout cet argent les indicateurs de développement du pays ne décollaient pas. C’est après cette expérience que j’ai décidé que les financements sur lesquels je travaillerai par la suite auraient une utilisation identifiée au préalable.

En termes de secteurs d’activité, l’essentiel de ma carrière a été fait dans le secteur de l’énergie et des infrastructures, d’ailleurs plutôt côté molécules que côté watt même si j’ai travaillé quelques mois début 2021 comme directrice financière d’un petit fournisseur d’énergie.

Avec cette expérience, quelle est votre vision de l’avenir du marché de l’énergie? L’envolée des prix liée à un déséquilibre grandissant entre offre et demande va-t-elle se poursuivre?

Les acteurs du marché s’accordent à penser que les prix de l’énergie vont baisser à partir de l’hiver 2022, et la courbe du marché à terme du prix du gaz naturel est en nette déport à partir de cette date pour se stabiliser à partir de l’été 2022 et baisser à nouveau à la fin de l’hiver 2022/2023. Les contrats de futures ? sur le gaz naturel s’échangeaient le 18 octobre 2021 à $5,3/MMBTU pour une livraison en novembre 2021, 4.0 pour mars 2022 et 3.3 pour mars 2023, avec d’ailleurs peu de volatilité pour 2023.

En France le marché de l’électricité est handicapé par le poids de l’EDF, tout d’abord car ses dettes continueront de devoir être colmatées par une augmentation indue des taxes et surcoûts divers sur la fourniture d’électricité. Le marché souffre aussi de l’incertitude qui pèse sur le mécanisme de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) permettant à tous les fournisseurs de s’approvisionner en électricité auprès d’EDF dans des conditions fixées par les pouvoirs publics qui impose à EDF, qui en a le monopole, de vendre à ses concurrents jusqu’à 100 TWh d’électricité nucléaire par an à 42 €/MWh (prix fixe depuis le 1/1/2012). La demande de droits ARENH (calculés selon les prévisions de consommation des clients pendant des plages déterminées d’heures de basse consommation) excédant l’offre, les fournisseurs n’obtiennent généralement qu’une partie des droits demandés. Le reste est acheté sur les marchés régulés d’électricité EPEXSPOT et EEX pour les achats à terme.

Dans la situation de crise actuelle, certains préconisent une augmentation du quota de vente d’électricité nucléaire à 150 TWh, comme le prévoit d’ailleurs le texte de la loi ayant mis en place ce mécanisme. Mais le gouvernement a déjà déclaré ne pas envisager cette solution, qui permettrait pourtant à tous les fournisseurs de disposer d’une énergie moins chère et d’en faire profiter leurs clients… certes à la place d’EDF. A défaut d’ouvrir les vannes, le gouvernement devrait au moins donner de la visibilité avant l’échéance de 2025 sur les conditions futures d’octroi d’électricité nucléaire à prix fixe (volume, prix, conditions) pour permettre aux fournisseurs de développer une stratégie pour couvrir leurs risques prix résiduels. Le problème est que 21 des 56 centrales nucléaires françaises sont maintenant fermées et que, faute d’investissements suffisants, la production d’électricité nucléaire en France va forcément continuer à baisser très rapidement. Elle représentait 422 TWh en 2020 et devrait tomber à 364TWh en 2025 (-13,8%) et 252 TWh (-40.3%) en 2030 (source Ademe). La France partait avec un immense avantage pour produire de l’énergie propre qu’elle n’a pas su préserver.

Sommes-nous allés trop vite dans la montée en puissance des énergies renouvelables intermittentes?

La crise de l’énergie n’est pas due à l’augmentation du parc des installations d’énergie renouvelable mais plutôt à une faiblesse structurelle de leur écosystème. Certes, l’année 2021 a été particulièrement dure pour l’énergie renouvelable, tout d’abord pour l’hydro-électrique avec la sécheresse la plus terrible au Brésil depuis un siècle et un manque terrible d’eau même en Norvège. La situation a été exceptionnellement mauvaise aussi pour les éoliennes avec un calme étonnant en mer du Nord cet été. Mais c’est le manque de disponibilité du gaz naturel, utilisé justement avec le pétrole et le charbon pour pallier à l’intermittence des énergies renouvelables, qui a déclenché cette crise. L’offre de gaz naturelle était insuffisante l’été dernier et les réserves de gaz naturel, de pétrole et de charbon étaient historiquement basses juste avant l’explosion des prix. Normalement la demande en excès aurait dû être satisfaite par le marché global de gaz naturels liquéfié (GNL) et par Gazprom. Mais il y a eu beaucoup de demande pour le GNL en Asie (notamment en Chine), en Turquie et en Amérique Latine. D’autre part la Russie a donné la priorité au remplissage de ses propres réserves de gaz. Certains commentateurs pensent aussi que Gazprom a volontairement retardé la fourniture de gaz avant le démarrage de Nord Stream 2. A plus long terme, sans de nouveaux projets de liquéfaction de gaz, le déficit de gaz naturel liquéfié risque malheureusement de passer de 2% aujourd’hui à 14% de la demande de gaz en 2030 (source Bernstein).

Quand je parle d’écosystème autour des énergies renouvelables je pense aussi aux capacités de stockage et aux réseaux de distribution nationaux et internationaux d’électricité renouvelable. Par exemple, en attendant que des avancées technologiques -notamment avec l’hydrogène- ne permettent de développer à grande échelle et de façon rentable le stockage à long-terme de l’électricité, pour pallier à l’intermittence de l’électricité renouvelable il faudra probablement imposer aux fournisseurs d’électricité de nouvelles obligations de stockage de gaz naturel. Un peu comme les banques ont des obligations de réserve de capital, en espérant que les régulateurs qui calculeront ces nouvelles obligations de réserve d’énergie soient un peu plus éclairés que ceux de Bâle quant aux effets pervers sur l’offre d’énergie des règles de solvabilité pour leurs fournisseurs. Côté distribution, l’accord qui vient d’être signé entre la Grèce et l’Egypte pour développer une ligne électrique sous la mer qui permettra à l’énergie solaire produite en Afrique d’arriver en Europe est très encourageant. L’électricité renouvelable qui ne peut être stockée doit pouvoir être fournie à un plus grand nombre de clients potentiels.

Enfin, pendant la période transitoire vers plus d’énergie renouvelable, il faudra faciliter l’émergence d’un prix du carbone qui tienne compte du carbone importé et qui soit suffisamment élevé pour être efficace. A mon sens il faudra aussi imposer aux grosses entreprises des règles comptables de calcul, de reporting et de provisions de leur empreinte carbone. Etant donné l’urgence climatique, à court terme un peu de pragmatisme sera nécessaire, notamment pour encourager le financement des (bons) projets de capture, de stockage et d’utilisation du carbone. Les initiatives de classification du gaz selon les fuites de méthane liée à leur production vont aussi dans la bonne direction. Et il faut accélérer et non ralentir les projets de productions d’énergie renouvelable!

Que pensez-vous de la stratégie du gouvernement français pour le domaine de l’énergie, présentée par le Président de la République cette semaine?

Le gouvernement français a clairement reçu un électrochoc avec la perte du contrat de vente de sous-marins à l’Australie. La presse en a peu parlé mais un des avantages des sous-marins vendus dans le cadre de l’alliance AUKUS était le choix de la propulsion nucléaire (contre un carburant diesel pour les sous-marins français) qui permettaient à ceux-ci d’aller beaucoup plus loin vers les côtes chinoises et de rester plus longtemps sous l’eau. Le nucléaire permettait à l’Australie d’avoir les moyens d’une stratégie militaire plus efficace. C’était donc une double claque pour les champions du nucléaire, et démontrait une fois de plus le problème de la pensée unique dans certains cercles.

Le Président Macron souhaite maintenant relancer la filière nucléaire mais avec des petits réacteurs nucléaires (de 50 à 250 MW), dont le projet Nuward avec deux réacteurs de 170 MW. Ma première réaction a été de me demander pourquoi la France a attendu aussi longtemps pour mettre cette nouvelle corde à son arc nucléaire.

La Russie, que je connais bien pour avoir participé activement au gigantesque projet Yamal il y a quelques années, la construction d’une usine de liquéfaction de gaz naturel dans le cercle arctique (voir photographie ci-dessus), a plusieurs projets de petites centrales nucléaires flottantes pour approvisionner les zones isolées, dont une petite centrale nucléaire qui est maintenant opérationnelle avec deux tout petits réacteurs de 35 MW. C’est une des solutions possibles pour limiter l’élément NIMBY [pas dans mon jardin] qui sera à mon avis tout autant présent pour les petits que pour les grands réacteurs nucléaires. D’ailleurs, on pourrait imaginer que dans le futur la France mette en place une filière pour la production de petites centrales nucléaires flottantes pouvant approvisionner non seulement la métropole mais également les départements et territoires d’outre-mer et -pourquoi pas?- d’autres pays ayant besoin d’électricité, soit dans l’urgence suite à une catastrophe environnementale soit de manière pérenne.

Entretemps, si le gouvernement ne démontre pas une vraie capacité à sécuriser les petits réacteurs nucléaires à un prix acceptable, et ne fait pas l’effort pédagogique pour convaincre les français de la nécessité de maintenir le nucléaire dans son portefeuille de production électrique, il aura rapidement des difficultés à concrétiser son ambition de créer une filière de petits réacteurs nucléaires. Dans tous les cas il faudra attendre de longues années pour que cette décision ait un impact sur la production d’électricité nucléaire. Le projet français Nuward qui est lui déjà lancé ne sera pas livrable avant la prochaine décennie. Est-ce que des alliances avec certains pays de l’Union européenne qui ont des réacteurs nucléaires en service, par exemple avec les deux pays fondateurs que sont les Pays-Bas (1 réacteur) et la Belgique (7 réacteurs), moins favorisés par leur position géographique pour produire de l’énergie solaire, pourrait être utile pour accélérer ce calendrier? Est-ce même envisageable?

On voit dans vos réflexions se dessiner les projets d’un cabinet de Conseil. Quelle est votre approche?

Ma valeur ajoutée en tant que conseil vient de mon attention à bien structurer les projets, en intervenant en amont quand c’est possible et en établissant une relation de confiance avec mes clients pour être sûre de comprendre et d’intégrer les objectifs –explicites mais aussi implicites- de toutes les parties prenantes. Je pense qu’il est impératif de percevoir la «dynamique» d’un projet et de ses sponsors pour bien naviguer en évitant les écueils. Mon ADN est celui d’un analyste financier et je revendique mon aptitude à sécuriser le projet avant de le présenter à des bailleurs de fonds. En outre, grâce à des partenariats avec d’autres conseils, mon cabinet est en mesure de s’adjoindre, de manière modulaire, d’autres compétences selon les besoins de mes clients (notamment en matière juridique, fiscal, règlementaire, comptable, et en courtage d’assurance). Cela dit, j’ai choisi de rester un cabinet de niche.

Pourriez-vous décrire un «client type» et un «projet type»?

Mon cabinet est encore trop jeune pour qu’il se dégage déjà une typologie marquée, d’autant plus que je profite de ma liberté pour pouvoir travailler sur des projets dans des domaines nouveaux pour moi. Il y a quelques mois, par exemple, j’ai commencé à conseiller un client en Asie qui a développé pour le secteur automobile un dispositif permettant de réduire les émissions de CO2 pour les véhicules les plus polluants. Nous sommes en train de regarder si cela vaut la peine de commencer une démarche pour obtenir un label reconnu pour obtenir un financement dans le cadre de la compensation carbone. Il y a beaucoup de demandes en ce moment pour des projets de compensation carbone, notamment de la part de sociétés cotées en Bourse qui doivent présenter à leurs actionnaires des résultats pour leurs engagements net zéro mais ne réussiront pas le faire uniquement en changeant leur propre chaîne de production.

A ce jour il existe trois grandes catégories de projet pour obtenir un label de compensation carbone: les projets forestiers, les projets liés aux énergies renouvelables et les projets liés à l’utilisation de l’énergie, avec des sous-classes de projets dans chaque catégorie, par exemple l’installation de fourneaux de cuisines à meilleur rendement énergétique. Les étapes pour obtenir ce label sont longues et coûteuses. La démarche serait encore plus compliquée pour mon client car à ma connaissance il n’existe malheureusement pas encore de label pour les projets permettant une réduction de la consommation de carburant, ce qui est dommage car le temps presse pour réduire les émissions de carbone et ce n’est pas demain que tous les véhicules seront électriques ou à hydrogène.

L’urgence climat nous impose d’être pragmatiques pour être rapidement efficaces. Il ne faut pas que les régulateurs et autres acteurs de la transition énergétique rejettent par principe de s’impliquer dans des projets proposant une amélioration à la marge de processus impliquant des émissions carbones. En ce sens j’approuve le choix du programme LIFE de la Commission européenne d’avoir financé un projet qui équipe des véhicules avec des composants plus légers pour réduire le poids des véhicules et donc leur consommation de carburant et donc d’émission de CO2.

Vous avez passé l’essentiel de votre carrière chez Technip, une entreprise que vous avez rejoint au début des années 2000. Racontez-nous votre parcours.

J’ai rejoint Technip en avril 2001 en intégrant l’équipe financement de projets de leur filiale de Rome. Cette équipe était à l’époque dirigé par Marco Villa, qui est maintenant Chief operating officer [directeur de l’exploitation] de Technip Energies. C’est une société cotée en Bourse à Paris depuis février 2021 qui est issue de la scission de l’activité onshore/offshore [terrestre/marine] de TechnipFMC devenu le nouveau nom du groupe depuis la fusion début 2017 avec l’équipementier américain FMC.

En 2004, j’ai développé un pôle d’analyse des risques financiers à 360° (clients, partenaires, fournisseurs et sous-traitants) et mis en place, avec le soutien des responsables achats et construction, une méthodologie et des procédures pour intégrer très en amont l’évaluation du risque financier des parties prenantes avant de les préqualifier pour travailler sur un de nos projets. Si un fournisseur n’a pas suffisamment de trésorerie ou de lignes de crédit pour acheter le métal nécessaire à la production de ses valves, c’est le projet entier de Technip dans lequel il sera impliqué qui risque de prendre du retard. Et cela a un coût potentiel énorme, qui en quelques semaines peut décimer la marge d’un projet.

Dans le doute sur la santé financière d’un fournisseur, je demandais à rencontrer personnellement leurs dirigeants pour ne pas me limiter à l’analyse des états et ratios financiers. Parfois il fallait trouver des solutions pour pallier le risque financier si le fournisseur possédait un savoir-faire unique ou une disponibilité immédiate impérative. Les équipes commerciales et de projets de Technip ont très vite compris que dans le domaine des risques financiers mieux valait prévenir que guérir, et nous avons dès lors travaillé dans un esprit de collaboration qui a été gagnant. Notre équipe devait analyser tous les risques financiers et les présenter, avant chaque offre et chaque signature de contrat, à un comité de direction avec des solutions pour les gérer. Nos livrables incluaient des simulations financières complexes, la négociation des clauses financières de tous les contrats, des crédits exports mono ou multi-sources, l’émission de cautions, des couvertures des risques crédit et politiques. Petit à petit le périmètre de responsabilité de la filiale de Rome s’est élargi pour inclure l’Europe du Sud et de l’Est, la Russie et les onze pays de l’ex-URSS de la Communauté des États indépendants (CEI) -sauf pour les projets GNL-, l’Afrique du Nord, l’Inde et l’Amérique latine, ainsi que la commercialisation et l’exécution de projets dont les licences technologiques ou les équipes compétences étaient à Rome.

Dans ce cadre, j’ai travaillé par exemple sur un projet de liquéfaction de gaz en Afrique du sud avec le procédé Fischer Tropsch, sur le premier gros projet modulaire pour le traitement des sables bitumineux au Canada et sur un projet en Chine de production d’acide téréphtalique. En 2007 j’ai été promue directrice régionale des équipes finance de projet.

Puis en mars 2014 Technip a signé le plus gros contrat de son histoire: la construction de l’usine de liquéfaction de gaz naturel à Yamal (dans le cercle arctique de la Russie) pour plus de plus de 20 milliards de dollars, en partenariat avec les entreprises japonaises JGC et Chiyoda. Le groupe avait l’ambition et les moyens de constituer des équipes très performantes pour chaque fonction. J’ai été choisie pour diriger la fonction trésorerie et j’ai déménagé à Paris. J’étais responsable non seulement du cash, avec des équipes trésoreries à Paris, Moscou et Shanghai, mais également des risques financiers et des cautions de nos centaines de fournisseurs et sous-traitants, ainsi que de la mise en place des tranches italiennes et allemandes des crédits exports. La gestion quotidienne du cash, des instruments financiers et des financements a été extrêmement difficile car impactée de front par les sanctions américaines et de l’Union Européenne suite à l’annexion de la Crimée par la Russie et la déstabilisation délibérée en Ukraine. C’était le plus beau et le plus gros projet énergétique au monde: l’aventure a duré 4 ans.

Entre temps, Technip avait fusionné avec l’équipementier américain FMC et j’ai été sélectionnée en interne pour diriger avec l’aide de PwC un projet global de refonte de notre stratégie de couverture du risque de change et des processus et outils informatiques impactés dans les diverses fonctions finance. Le projet a livré ses recommandations quelques semaines avant l’annonce en août 2019 de la spin-off du segment onshore/offshore, qui correspondait à peu près à l’ancien Technip moins la partie subsea que Technip avait développé après l’achat de Coflexip en juillet 2001.

J’ai alors rejoint l’équipe responsable de la préparation de la spin-off, en adjointe du responsable des problématiques Finance. En mars 2020, le spin-off et la cotation en Bourse de Technip Energies, initialement prévue pour mai 2020, ont été stoppés net par l’annonce du premier confinement. J’ai alors rejoint un groupe de travail pour développer au sein de Technip Energies des activités de conseil avec l’objectif déclaré de surfer (enfin!) sur la vague de la transition énergétique et de la transition digitale. J’ai d’ailleurs développé dans ce cadre une proposition de conseil en montage et financement de projets qui est le précurseur du cabinet de conseil que je viens de créer. En juillet 2020 notre CEO a annoncé qu’elle rejoignait Engie. Il était temps de partir.

A quel moment Technip entre dans les énergies renouvelables et la transition énergétique? Quel rôle avez-vous joué dans ce domaine?

En Janvier 2008, Technip a signé son premier contrat avec Neste Oil pour la construction à Singapour d’une raffinerie de biocarburants (diesel). A sa réception c’était la plus grosse usine au monde de biocarburant. Je me suis occupée du bouclage des risques financiers comme pour les dizaines d’autres projets embarqués par Technip, peut-être un peu moins d’ailleurs car Neste était une contrepartie solide financièrement. A cette époque j’avais déjà commencé à exprimer en interne mes interrogations sur notre impact environnemental, en particulier en 2005 avec la construction au Canada d’un complexe d’extraction de pétrole des sables bitumineux (Horizon Sands). J’avais appris que des oiseaux migrateurs mourraient à proximité du site d’exploitation et je ne comprenais pas pourquoi Technip ne réussissait pas à imposer à son client une unité de capture de CO2 et d’autres émissions toxiques. Ce n’était pas encore dans l’air du temps, et surtout les règlementations en la matière de la province de l’Alberta étaient à l’époque trop laxistes. En tout cas, mon intérêt pour le sujet n’était pas passé inaperçu et en 2012 notre CFO, me proposa de rejoindre à temps partiel la nouvelle équipe de développement durable qui s’était créée à Paris à la suite du Décret du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociales et environnementales. Malgré la compétence de la responsable de cette équipe, peu de choses ont été faites à l’époque mis à part l’amélioration de l’impact environnement et social de nos chantiers, la production de rapports obligatoires et le début d’une méthodologie pour calculer notre empreinte carbone.

La période post-covid est caractérisée par une forte pression sur les matières premières, l’énergie et le transport. Si on ajoute les incertitudes croissantes sur l’économie chinoise, la fin du «quantitative easing» (avec les craintes de la montée de taux d’intérêts) et les difficultés post-brexit du Royaume-Uni, sommes-nous dans un moment de réajustement, une parenthèse, ou bien au débout d’une nouvelle ère?

Cette période est tout à fait exceptionnelle pour sa perturbation sur la chaîne d’approvisionnement. Certes, celle-ci avait déjà été tendue dans le passé. Par exemple nous avions déjà manqué de pétrole après le choc pétrolier de 1973 et, depuis le début de la transition digitale, les entreprises exprimaient déjà leur difficulté à recruter certains profils. Mais aujourd’hui on fait face d’un côté à une explosion de la demande de la part d’entreprises et de particuliers qui ont dû brider leurs investissements et leurs dépenses pendant des mois, tout en accumulant un surplus d’aides financières massives, et de l’autre chez les fournisseurs à des retards d’investissements et un manque de main d’œuvre, qui sont des perturbations liées à la crise du Covid, et des problèmes logistiques avec l’explosion du prix du fret. La relocalisation des chaînes d’approvisionnement qui avait débuté avant la crise du Covid a d’ailleurs contribué à créer cette situation de goulot d’étranglement. Il s’agit à mon sens d’un moment de réajustement, qui sera aussi impacté par le télétravail et la robotisation qui se sont accélérés pendant cette période et dont on ne perçoit pas encore bien les conséquences. Je pense aussi que le monde économique de demain prendra davantage en considération les nouveaux équilibres et risques géopolitiques, notamment pour les filières énergétiques et technologiques.

Les banques sont de plus en plus réticentes concernant le financement de projets pétroliers et gaziers. Quel est l’impact de cette politique sur la transition énergétique?

Effectivement beaucoup de grandes banques se sont engagées publiquement à ne plus financer certains projets dans le pétrole et le gaz. Dès la fin 2017, la banque mondiale avait déclaré ne plus vouloir financer après 2019 l’exploration et l’exploitation de pétrole et de gaz. A la même époque, la BNP s’engageait à sortir du pétrole/gaz de schiste ou bitumineux. Ceci dit en mars 2020 un rapport international choquait en publiant que 35 banques internationales avaient quand-même accordé 2.700 milliards de dollars de financements aux énergies fossiles depuis l’adoption de l’Accord de Paris sur le climat de décembre 2015. En juillet 2020 la Deutsche Bank avait fait un pas de plus en annonçant qu’elle ne financerait plus aucun nouveau projet de pétrole ou de gaz dans la région Arctique, mais elle reste encore très isolée. Un pas supplémentaire a été fait mi-octobre 2021 par la Banque Postale qui a annoncé qu’elle allait sortir du gaz, du pétrole et du charbon d’ici à 2030.

Certaines banques misent principalement sur une offre d’épargne vertueuse à travers des fonds d’investissements, notamment HSBC qui vient d’être primée pour sa gamme d’investissements socialement responsables. Mais les banques ne se sont pas encore engagées à ne plus financer du tout l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures avec l’argent des dépôts de leur clientèle de particuliers et d’entreprises. Dans ce domaine un bond en avant vient d’être fait par Green-Got, une néo banque française qui elle s’est engagée à ne financer que la transition écologique (agriculture durable, rénovation thermique, transports décarbonés, protection des forêts, recyclage, traitement de l’eau, énergies renouvelables.). Cette future banque, à laquelle je donne quelques conseils pro bono aura un impact sur la transition énergétique en faisant prendre conscience aux particuliers du rôle actif que les épargnants peuvent jouer dans la transition énergétique au-delà de leur comportement quotidien grâce à l’effet de levier de leur épargne.

Il est très intéressant de noter que quelques fonds de pensions se sont déjà retirés complètement des investissements dans les énergies fossiles, par exemple le plus grand fond de pension suédois AP7 l’a annoncé en juin 2020 et la CDPQdu Canada en septembre 2021. Ce mouvement qui ne fait que commencer sous la pression des épargnants diminuera d’autant les fonds disponibles pour les projets dans le pétrole et le gaz et libèrera des fonds pour financer la transition énergétique.

Les banques comme les investisseurs institutionnels et les fonds climats et ESG (investissement selon des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) jouent un rôle fondamental à court et à moyen terme dans la transition énergétique. Des engagements forts envers leurs actionnaires et clients ont déjà été pris, avec des jalons à respecter dans les prochaines années. Je ne pense pas que la crise énergétique actuelle changera la donne et fera revenir les banques qui s’en sont écartées vers des projets d’exploration et d’exploitation d’hydrocarbures.

Propos recueillis par Gil Mihaely

La rédaction